Il s’appelle François-Xavier et il a fêté ses 38 ans le 17 avril dernier. Ce jeune homme qui souffre de multiples handicaps, dont un trouble de l’autisme, vit depuis vingt-deux ans au foyer de Pinchat de l’institution genevoise Clair Bois. Une fondation qui accueille au sein de ses trois foyers des adultes polyhandicapés souffrant de graves atteintes du système nerveux central et qui, pour la plupart d’entre eux, ne parlent pas. Comme François-Xavier.
Ce jour-là, ses parents, Hervé et Marie-Elisabeth Arot, sont à ses côtés. Il y a un peu de soleil sur ce chemin de campagne et, même s’il ne peut communiquer avec des mots, il semble apprécier la balade sur son fauteuil roulant. Bien sûr, il ne parle pas, mais il est certainement en état de comprendre que ses parents se battent depuis près de deux ans pour que la vérité éclate au sujet de maltraitances qu’il a subies. Ils ont porté plainte contre X en décembre 2019. Après avoir appris par une assistante socio-éducative du foyer que leur fils avait subi une dizaine de maltraitances pendant au moins trois ans. La jeune femme leur indiquait avoir notamment assisté, avec une autre témoin, à une scène choquante, en 2016, quand François-Xavier, assis sur un canapé de l’appartement où il vit avec d’autres résidents, avait reçu un coup de poing de son éducatrice référente. Enervée parce que celui-ci s’était levé à sa suite, un comportement coutumier chez ce garçon, alors qu’elle devait gérer une situation de crise avec un autre résident.
La lanceuse d’alerte s’était inquiétée de ce fait dès le lendemain auprès de l’éducatrice en question, puis du directeur de l’appartement. Sans que, par la suite, aucune mesure concrète ni aucun blâme soit prononcé. En 2019, elle craque après un énième comportement inapproprié. Et prendra directement contact avec la famille de François-Xavier. «Nous sommes tombés de haut, expliquent ses parents. On nous avait toujours assuré que tout allait pour le mieux.»
Coup de poing, gifles, douches froides, la liste de «dérapages inacceptables» à leurs yeux les pousse bien sûr à alerter la direction de Clair Bois. Toute la lumière sera faite, leur assure-t-on. Pourtant, le 20 décembre, une lettre signée du directeur général et de la directrice du Pôle adultes de la fondation les assure qu’une enquête interne «n’a pas permis de mettre en évidence des faits de maltraitance». Tout au plus, admettent les signataires, peut-on parler «d’imprécisions dans certains protocoles liés à l’accompagnement de François-Xavier». Clair Bois relève en outre que le témoignage de la personne portant des accusations n’est pas cohérent et que les faits cités varient en fonction des entretiens. En bref, circulez, il n’y a rien à voir!
Les parents déposeront plainte deux jours plus tard. «Tout le travail a consisté à dénigrer la lanceuse d’alerte et à mettre en exergue ses propres défauts de caractère. On est même allé fouiller dans sa vie privée», regrette Hervé Arot. Les auditions de police, menées au cours du premier trimestre 2020, relèveront que l’éducatrice mise en cause reconnaît avoir été débordée par un autre patient qui faisait une crise d’épilepsie et flanqué une grosse claque, et non un coup de poing, à son protégé.
Elle évoquera une situation qui serait intervenue en 2013, et non en 2016, avant de reconnaître avoir des troubles de mémoire. Elle aurait informé sa hiérarchie de l’incident, assure-t-elle encore, hiérarchie qui aurait mis en place une supervision pour aider les intervenants à gérer la violence de François-Xavier. Un propos qui fera bien sûr réagir fortement Hervé Arot et son épouse. «La violence de notre fils ne s’exerce que contre lui-même: comme beaucoup de personnes atteintes d’autisme, il se frappe régulièrement. Parfois, il le fait à notre arrivée, c’est sa façon de communiquer son émotion. Mais il n’a jamais agressé personne!»
Un autre éducateur accusé d’avoir giflé leur fils niera en bloc avoir porté la main sur lui. C’est la parole de la lanceuse d’alerte, Shadya Chagna, contre celle de ses ex-collègues. L’autre témoin de la scène du coup de poing n’a jamais été auditionnée, regrettent Mme et M. Arot. «Au prétexte qu’elle était en congé maladie!»
Le Ministère public mettra un certain temps avant de se décider à ordonner l’ouverture d’une enquête, en novembre 2021. Il faut dire que le sujet des maltraitances des personnes en situation de handicap est devenu brûlant dans la Cité de Calvin depuis les révélations, dans la presse, des dysfonctionnements d’un autre foyer, celui de Mancy. Notre magazine s’était d’ailleurs fait l’écho, par la voix de la maman d’un jeune résident, photos à l’appui, des abus scandaleux dont son fils a été victime.
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Soucieux que le cas du sien ne tombe pas dans les oubliettes de la justice, Hervé Arot témoigne le 1er mars dernier au téléjournal de la RTS. Tout comme la lanceuse d’alerte et le directeur général de Clair Bois, Pierre Coucourde. Ce dernier comprend, assure-t-il face caméra, que les parents aient perdu toute confiance dans son établissement. Même si certains événements décrits sont contestés, la Fondation Clair Bois ne tolère aucun dérapage tel que ceux décrits par les époux Arot, soutient-il.
Dans une lettre envoyée le lendemain aux proches des résidents et partenaires de la fondation, il explique encore que les éducateurs bénéficient désormais d’une formation plus poussée dans le domaine de l’autisme. Et que l’organisation a été modifiée «pour éviter la culture du secret». Un souci de transparence louable mais qui n’est pas allé jusqu’à répondre positivement à notre demande d’interview. Autre pierre dans le jardin de Clair Bois: un article du «Temps», le 8 avril dernier. En une du quotidien, un collectif de parents dénonce de graves dysfonctionnements depuis des années au sein de cette institution. Manque de personnel qualifié, chutes répétées des résidents, médicaments non correctement administrés, la liste des griefs est longue et comprend encore des sorties raréfiées faute d’effectif suffisant pour de jeunes adultes qui passent jusqu’à quinze heures par jour au lit. Même s’ils ne mettent pas en cause le personnel, «qui fait de son mieux», les parents assurent n’avoir jamais été entendus par la direction et ont écrit, il y a un an, au conseiller d’Etat Thierry Apothéloz, dont le département subventionne Clair Bois à hauteur de 24,8 millions de francs par année.
Une action à laquelle ils n’étaient pas associés mais qui est venue, bien sûr, conforter Marie-Elisabeth et Hervé Arot dans la poursuite et la justesse de leur combat. «Il y a un net décalage entre les discours officiels et les rapports annuels où l’on parle de réformes, de projets d’avenir, sans prendre en considération les problèmes structurels et la maltraitance», relève M. Arot. Pour ce banquier à la retraite, qui reconnaît par ailleurs la difficulté et la complexité du métier d’éducateur, il s’agit avant tout de prendre ses responsabilités et de faire en sorte que plus aucun résident ne soit victime de tels dérapages. Il en va aussi du respect et de la dignité de leur fils.
Le 7 avril dernier, lui et son épouse se sont retrouvés pour la deuxième fois devant la procureure chargée du dossier et les principaux intervenants. Shadya Chagna, la lanceuse d’alerte, qui vit en partie à Dubaï, a pris un avion à ses frais, soucieuse, confiera-t-elle, «d’aller au bout de cette histoire». La jeune femme de 26 ans, qui a fait son apprentissage à Clair Bois puis a été licenciée par la suite au motif qu’elle n’était pas assez disponible, a le sentiment d’avoir été le fusible qu’il fallait faire sauter.
«Nous avions pourtant les outils nécessaires pour faire face à des situations de crise. Mais il faut demander de l’aide dans ces cas-là. Et il régnait un tel esprit au sein de Clair Bois qu’on ne le faisait pas.» L’éducatrice accusée d’avoir donné un coup de poing à François-Xavier s’occupe quant à elle toujours de lui, en attendant qu’il intègre un autre établissement au début de l’été. «Le Département de la cohésion sociale nous a beaucoup soutenus et a trouvé un autre foyer pour notre fils. Nous lui en sommes très reconnaissants.» Hervé et Marie-Elisabeth Arot, qui sont profondément croyants, ont longtemps prié pour la guérison de leur enfant. «Et quand on n’obtient pas la guérison, on prie pour sa santé, et que tout se passe bien. Porter une croix fait partie de nos vies, de sa vie, mais nous sommes sûrs que s’il pouvait parler, il dirait qu’il y a tout de même de bons moments dans l’existence.»