Elle a tourné avec Michel Deville, Eric Rohmer, Luis Buñuel, Agnès Varda, Rainer Werner Fassbinder et beaucoup d’autres. Elle a aussi tourné avec Jean-Luc Godard, à une époque où la société de consommation naissante bombardait les femmes de messages sur le bonheur du couple, sur les robots ménagers. Macha Méril, merveilleuse actrice et écrivaine, farouchement libre, garde un souvenir enflammé de sa rencontre avec un «génie du siècle», selon ses propres mots.
- Vous avez tourné avec beaucoup de cinéastes, que retenez-vous de Jean-Luc Godard?
- Macha Méril: C’est un géant du siècle. De temps en temps, il y a des artistes comme lui qui viennent fracasser les idées commodes dans lesquelles des sociétés s’installent. Et le génie de Godard est d’avoir choisi le cinéma. Il a compris la force des images, et la manière dont elles allaient ensuite envahir le monde. Il a senti beaucoup de grands sujets, et que c’est la poésie qui est puissante. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’avoir les idées justes, et d’être de son temps, quand on fait un film, il faut aussi trouver le langage. Et personne ne pouvait plus filmer de la même façon après les films de Godard. Avec lui, j’ai eu la sensation d’être regardée d’un peu plus près.
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- Vous avez tourné ensemble «Une femme mariée», en 1964. Comment s’est déroulée cette collaboration?
- Comme toujours avec lui, on a tourné en très peu de temps, sans scénario, mais avec quand même des tartines de texte qu’il nous donnait à la dernière minute. Quelques fois, c’étaient des extraits de romans, ou des phrases prises dans des dépliants de publicité. Jean-Luc Godard a inventé une façon de faire du cinéma, mais aussi une façon de traiter les acteurs. Je ne suis pas sûre qu’il les aimait beaucoup, il s’en foutait un peu. Il choisissait surtout des plastiques, des visages, des allures, des gens qu’il pouvait filmer. Et il a vu que j’étais très disponible, d’ailleurs il m’a filmée sous toutes les coutures. Même quand je ne suis pas là, il y a mon pied, mon genou, une épaule, un morceau, parce que c’est une planche entomologique de la femme.
- Quels souvenirs gardez-vous du tournage?
- J’ai vécu dans une espèce de transe. Ce sont des moments extrêmes, comme l’amour. Et c’est un événement qui dure encore, car le film n’a pas pris une ride à cause de la forme. Il avait fait une école de graphisme à Zurich, avec une maîtrise des images très forte. Et c’est un film extrêmement plastique, chaque plan est un tableau. Par exemple à un moment, alors que nous tournions un plan avec la caméra dans mon dos, il a cogné le pied de la caméra, pour que ce soit un peu décalé. Ça aurait pu être seulement esthétique, mais cette image bizarre, pas tout à fait en place, devenait puissante. Chaque artiste a ses fulgurances qu’il ne comprend pas lui-même, et je suis sûre que Godard ne savait pas d’où lui venait toute cette force. C’était un petit bonhomme pas très beau, je n’aurais pas eu d’aventure avec lui parce que ma fascination n’était pas pour lui mais pour le film que nous étions en train de faire, et dont la société avait besoin.
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- A l’époque, la commission de censure a décrété le film pornographique. Pourquoi?
- Quelqu’un m’a demandé un jour si j’aurais accepté qu’il filme mon sexe et j’ai répondu oui. Si lui me l’avait demandé, cela voulait dire que c’était nécessaire au film. En 1964, c’était le XIXe siècle. Il n’y avait pas la pilule, ni l’interruption de grossesse, ni les tests ADN. Ce film est l’histoire d’une jeune femme qui a un mari et un amant, elle fait la même chose avec les deux, et puis elle est enceinte et va voir son gynéco pour demander qui est le père. Et le type était un vrai gynéco que Jean-Luc avait équipé d’un micro pour poser des questions en coulisse. Et le gynécologue n’avait aucune réponse. A l’époque, les femmes un peu privilégiées allaient avorter à l’étranger – moi, ça a été en Suisse – ou seules avec des aiguilles à tricoter.
- Quelles scènes ont été censurées?
- Le film a changé de titre. Il s’appelait «La femme mariée», mais on lui a demandé de l’appeler «Une femme mariée», mon personnage débauché ne pouvant incarner toutes les femmes. Certains plans ont aussi été enlevés. Godard était intelligent, il les avait tournés exprès. Dans l’un, je suis de profil, en train de couper ma frange, puis je baisse la tête et on entend le bruit des ciseaux, comme si je coupais les poils du pubis. Ils ont coupé le bruit des ciseaux. Interdiction de faire allusion aux poils pubiens. Il faut que les filles de la jeune génération comprennent ce que nous avons vécu quand nous avions 20 ans. Et lui a fait un film là-dessus. Et nous lui devons beaucoup, car il a créé des personnages qui honoraient la femme moderne. Nous étions des femmes chrysalides, des femmes qui allaient devenir celles qui maintenant commencent à entrer dans tous les métiers, gouvernent. Mais à l’époque, il n’en était même pas question. Nous étions un peuple soumis et écarté. Et tout ça s’est fait à coups d’entreprises comme les films de Jean-Luc Godard.
- Dans l’œuvre de Jean-Luc Godard, on retient d’ailleurs surtout les femmes. Pourquoi selon vous?
- On nous dit qu’il était misogyne, mais regardez comment il a filmé les femmes. Lui était peut-être un peu coincé, calviniste, et ce n’était pas un homme qui s’intéressait beaucoup aux femmes, mais dans son œuvre, les femmes de Godard sont formidables. Il a filmé des femmes, exalté le corps des femmes, et compris cette énigme extraordinaire qu’était l’esclavage des femmes. Il a voulu mettre le doigt dessus pour que nous prenions le pouvoir. Les mouvements féministes existaient déjà à l’époque, bien sûr, mais il a aussi ouvert des portes. Dans le film que j’ai fait avec lui, vous voyez une femme bombardée par la publicité, la banalité des autres et de tout ce qu’on lui dit, mais ça ne rentre pas. Quelque chose en elle résiste. C’est une manière de donner la possibilité de ne pas se laisser embarquer.
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- Pourquoi a-t-il eu cette étiquette misogyne alors?
- Parce que lui-même n’était pas tendre. Il n’était pas sympa, avec personne. Mais un génie n’a pas besoin d’être sympa, on ne lui demande pas d’être aimable. Il était dans un autre monde, son cerveau marchait à dix mille fois plus de tours que le nôtre. On ne peut pas se mesurer à ces gens-là, et ce sont des gens malheureux. Jean-Luc ne recevait personne. Il a fait cinq films avec Michel Legrand, et nous l’avons invité à notre mariage. Et vous pensez bien que nous avions très envie qu’il vienne, en tout cas qu’il réponde, mais rien. J’ai aussi connu cela avec Marguerite Duras, la seule parmi les écrivains que j’ai approchés que je pourrais comparer à Godard. Elle souffrait dans sa chair de tout ce qui lui paraissait ignoble dans le monde, et était incapable de dire pourquoi elle écrivait. Beaucoup n’aimaient pas Godard, et disaient: «On s’ennuie.» Mais de grands cinéastes qui cherchent des façons de raconter ce qui ne va pas dans le monde, il y en a peu. C’est vraiment une immense personnalité qui nous a quittés.
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