Son île est à Montchoisi, à deux pas de la clinique où il est né en 1936, dans cet immeuble des beaux quartiers de Lausanne au nom prédestiné. C’est en effet du Petit Elysée, dans cet appartement du rez-de-chaussée, que Luc Chessex, dernier grand arpenteur du globe et photographe engagé, est parti au loin prendre l’air et rencontrer son destin. Ce 6 juin 2024, débarquement programmé à Photo Elysée, notre palais de l’image, qui lui rend hommage avec la projection en avant-première d’un portrait filmé chez lui. Une élégance de l’institution pour annoncer officiellement que le photographe de 87 ans lui lègue toutes ses archives et remet ainsi à son canton d’origine, par testament, un patrimoine unique et inestimable.
Luc Chessex a reçu «L’illustré» avec patience et générosité, ouvrant ses boîtes de cigarillos contenant ses tirages d’époque, distillant des souvenirs précis, se faisant passeur de mémoire dans les moindres détails. Une rencontre humaine authentique et simple, à l’image de son travail reconnu et admiré par les experts du monde entier. Visite d’un cabinet de curiosités.
Charlie Brown et le petit bolide
Le secret de l’innocence de Luc Chessex, son âme d’enfant, a échappé à la caméra de Photo Elysée. Au gré de nos visites depuis 1993, nous avons identifié l’endroit qui résume tout, caché mais révélateur: le lieu d’aisances. L’affection de Luc Chessex pour la presse, son intérêt pour les lettres de lecteurs de «24 heures», sa vision critique de la Suisse, tout y est résumé en quelques collages sur les catelles. Il a beaucoup photographié l’enfance, partout, dans sa simplicité du quotidien, ses jeux de pistolets, sa condition souvent pauvre, voire misérable, mais toujours vivifiante. Au mur des WC, une «case» BD des «Peanuts». «A ton avis, Chuck, qu’est-ce que le secret de la vie?» demande Patty. Réponse de Charlie Brown, le petit garçon incompris et solitaire: «Le secret de la vie, c’est d’avoir une décapotable et un lac.» Dans le garage de Luc Chessex, toujours, sa Mazda MX5 blanche décapotable. Dans son jardin taillé à l’anglaise, tilleul et rosier en fleurs, gazon tondu de frais par lui-même, son petit étang où il continue de nourrir ses poissons rouges. C’est avec l’école enfantine que l’exil a commencé. Luc Chessex n’a jamais aimé l’autorité.
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Cuba et Coca-Cola
Avec son premier salaire à l’usine Kodak de Renens, il s’achète une veste en daim et conduit un cabriolet Chevrolet Bel Air. Les grosses américaines colorées, Cadillac and Co., font partie de l’imagerie de La Havane, sa ville, son port d’attache de 1961 à 1975. Tout a été dit, écrit, raconté sur Chessex et Cuba, Chessex et Ernesto Che Guevara, Chessex et son amour pour l’Amérique latine. Il est celui qui en parle le mieux. Dans sa cuisine, en haut sur l’étagère, un buste de Fidel (Castro) et une collection de canettes de Coca. Il débarque à Cuba le 13 juin 1961, deux mois après l’épisode foireux de la baie des Cochons, et vivra en direct la crise des missiles entre Kennedy et Khrouchtchev. Chaque pièce de son appartement regorge de petits souvenirs, mine d’or pour brocanteurs, rappelant sa première vie du côté du Malecón, le quai qui borde la capitale cubaine, et ses reportages parmi les peuples amis latino-américains. Dans la chambre qu’il occupait enfant, un Batman gonflable et une collection de petites voitures yankees. Cette autre pièce dont il a fait son bureau, Mac grand écran et boîtes à archives par dizaines, était autrefois la chambre de ses deux frères aînés, Ronald et Philippe. Le dentiste Charles Chessex et Béatrice, son épouse, occupaient la chambre côté jardin. Luc n’évoque jamais sa famille. A 25 ans, il a pris le large.
La tortue et le Soudan
«Trente-neuf ans de cohabitation cet été.» Août 1985. Famine en Afrique et concert Live Aid avec le gratin des rock stars à Wembley. Chessex, lui, termine une mission photo pour le CICR à Khartoum, au Soudan. «J’habite une magnifique maison prêtée par des Blancs, des Belges rapatriés dans leur pays. Dans le jardin, deux tortues qui me rappellent celle à qui je donnais déjà de la pomme et de la salade quand j’étais petit. A l’aéroport, au moment des adieux, des employés locaux du CICR me tendent un carton à souliers percé de trous avec une tortue à l’intérieur. Problème, je dois transiter par Londres, je vais subir des tracasseries administratives (quarantaine pour les animaux, ndlr). Donc j’ai refusé. Quand j’arrive dans mon appartement à Lausanne, je lève le store du salon pour voir l’état du jardin, comme à chaque fois après plusieurs mois d’absence. Et là, je découvre une tortue sur la pelouse. Je ne l’ai pas baptisée, c’est juste «la tortue». Cet hiver, elle est sortie en janvier, ce qui est anormal; d’habitude, elle apparaît en avril.»
Locataire pas sédentaire
«A la mort de ma mère, j’ai hérité du bail. Le salon était réservé aux visites, avec d’horribles meubles rembourrés en velours. J’ai tout balancé, filé chez Interio à Morges et acheté une balancelle et des meubles de jardin.» Qu’on se comprenne: une balancelle en guise de canapé, une grande table et des chaises blanches en plastique pour recevoir les amis au salon. Première question: «Café?» La cafetière italienne arrive sur un plateau, avec un joli service en porcelaine «oiseaux» et le sucrier verseur. Dans le couloir, un tirage géant de «L’enfant à la casquette au musée de la bombe à Hiroshima». Publié dans le livre «Around the World» (1999), son tour du monde. Un livre majeur où l’on mesure toute la profondeur, l’humanité d’un regard, respectueux et réaliste. Dans le salon, la pièce exposée côté sud, à cinq minutes à pied de l’ancien Musée de l’Elysée (merci «amigo» Charles-Henri Favrod), le photographe vit entouré de quelques pièces fétiches: la valise en cuir souple à sangle de Cuba, son trombone à coulisse, les affiches grand format de ses expositions les plus connues… Son monde, son îlot. Il fait toujours chaud chez Luc Chessex.
Politique et politiciens
Il choisit Cuba après lecture d’«Ouragan sur le sucre», série d’articles signés Jean-Paul Sartre dans «France-Soir» en juin 1960. C’est son ami saxophoniste Michel Contat, éminent sartrien, qui lui met le journal sous le nez au City, brasserie du pont Bessières. Luc Chessex a rencontré, côtoyé, photographié tant d’acteurs politiques importants. Deux parmi tant d’autres. Jean-Pascal Delamuraz d’abord. Son copain d’école. «C’était un bon gars, on était au collège scientifique ensemble. «Delamur» est venu manger une fois dans mon jardin alors qu’il était conseiller fédéral. Il avait un canot à moteur. Je lui ai présenté mon voisin de palier qui était capitaine à la CGN.» Puis ce fut la rencontre avec Jonas Savimbi, le maquisard révolutionnaire angolais. «Je l’ai rencontré dans son fief de Huambo, en compagnie de deux délégués du CICR venus négocier la libération d’une vingtaine de techniciens tchécoslovaques pris en otage. Les photos n’ont jamais été publiées, elles appartiennent au CICR.»
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Vidy sa Polynésie
«Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui». Avec ce titre-manifeste emprunté au penseur belge situationniste Raoul Vaneigem, cet ouvrage coup-de-poing, réalisé durant l’été 1968 en Suisse, consacre sa vision critique du pays natal. L’œuvre montre «un peuple morose», «une accablante absence de joie» et conforte Chessex dans sa certitude qu’il est plus heureux dans l’hémisphère Sud. Cet «essai» photographique d’une Confédération grise, ennuyeuse et bureaucratique place le discret Chessex au panthéon des grands de la photo suisse et mondiale, aux côtés de Robert Frank et de René Burri. «Je me suis réconcilié avec la Suisse par mon travail sur Vidy et sur la multiculturalité à Lausanne» (2003 et 2011). Au salon, une mosaïque de tirages couleur, petits formats, irradie de mouvement et de cette vie métissée à Bel-Air, l’arrêt de bus le plus représentatif du nouveau Lausanne, selon Chessex. «Ado dans les années 1950, il y avait deux Noirs et trois Asiatiques.» Aujourd’hui, quand il prend le bus, il entend parler lingala, ukrainien, espagnol, sa deuxième langue. Il aime aussi Evian, reprendre le large, lire «Le Monde», manger une salade de chèvre chaud, acheter un pain d’épices. Rentrer à Ouchy. Luc Chessex n’a jamais eu de téléphone portable. Pendant longtemps, c’est l’instrumental de «Besame mucho» qui accueillait les amis sur le répondeur de la maison. Aujourd’hui, c’est nous qui lui laissons un message: nous vous «embrassons beaucoup», Luc Chessex. Prenez soin de vous.
Où voir ses images, où l’écouter
«Luc Chessex, un portrait», avant-première publique à Photo Elysée, Plateforme 10, Lausanne, jeudi 6 juin 2024 à 18h30. En présence du photographe. Sur inscription, places limitées. Ensuite, en libre accès sur www.elysee.ch
Ses 16 livres (1969-2011): en librairie, en bibliothèque, pour les plus rares à La Chambre Noire, librairie spécialisée à Lausanne.
A la galerie Focale à Nyon. DVD «Luc Chessex photographe» (2014), contenant notamment «Quand il n’y a plus d’Eldorado» (1980). A voir absolument.
Plans-Fixes No 1219 «Luc Chessex» (2005), en libre accès sur internet sur www.plansfixes.ch