Sur la boîte aux lettres sont inscrits un nom, Viotti, et deux prénoms, Lorenzo et Marina. Ce jour-là, c’est le chef d’orchestre que nous venions rencontrer. Il nous reçoit pieds nus, dans l’appartement qu’il partage avec sa sœur à Puidoux, avec une vue cinématographique sur le Léman, beau patchwork vert et bleu.
«Ici, c’est mon havre de paix: un lieu où je peux prendre le temps de m’évader dans une abondance de nature, loin du stress que je peux ressentir dans d’autres pays. C’est très important avec le rythme de vie que j’ai. Dans mes veines coule du sang suisse et italien. J’ai beaucoup d’amis à Zurich, moins en Romandie. J’ai envie de m’ancrer encore plus en Suisse romande», explique-t-il. Il était en train de travailler une partition des symphonies de Gustav Mahler sur le balcon lorsque nous sommes arrivés. «Je n’ai pas encore pris mon petit-déjeuner, vous voulez un «miam»?» demande-t-il. Refuser serait une faute de goût. Et tandis que le chef d’orchestre écrase les bananes, qu’il les mêle au séré, aux flocons d’avoine et aux myrtilles, l’interview commence dans la cuisine couleur vert Jaguar.
Lorenzo Viotti a reçu tous les dons: la beauté, une voix de baryton, le goût du sport et celui de la musique, qu’il a découverte alors qu’il était dans le ventre de sa mère. Son père était le célèbre chef d’orchestre Marcello Viotti, directeur musical de La Fenice, à Venise, sa mère Marie-Laurence Geneviève Jacqueline Bret était violoniste professionnelle, sa grande sœur, Marina, est flûtiste, chanteuse de heavy metal et mezzo-soprano et, enfin, sa sœur Milena et son frère Alessandro sont cornistes. Si le gène de la musique existe, la famille Viotti en est fort bien dotée.
«Jamais devant les écrans»
Nul besoin d’imaginer ce que devait être l’enfance de ces quatre-là. «A la maison, c’était un bazar monstre, mais c’était génial! Tous les jours, on passait des heures dans le bureau de mon père, je prenais un livre de peinture comme si c’était une partition, ma sœur Marina était au piano, Milena chantait ou dansait et mon frère, dans le trotteur, ne comprenait rien. On jouait aussi dans le jardin, au loup, à cache-cache, on n’était jamais devant des écrans, toujours dans notre imagination.»
Lorenzo Viotti a commencé à étudier la percussion avant d’apprendre le chant et le piano au Conservatoire de Lyon, puis la direction d’orchestre à Vienne. «Mon père n’était pas très chaud parce que, quand on est percussionniste dans un orchestre, on ne joue pas les parties les plus intéressantes, mais il m’a soutenu. Il venait avec moi dans les magasins de musique choisir la meilleure cymbale et je passais cinq ou six heures dans la cave à jouer et à travailler.» Lorenzo Viotti a même accompagné Marina à la batterie lorsqu’elle était chanteuse de heavy metal dans le groupe Soulmaker.
Perdre son père à 15 ans d’une crise d’anévrisme, c’est un déchirement, mais aussi un sentiment d’inachèvement. Lorsque l’on demande à Lorenzo Viotti quelle leçon son père lui a léguée, son regard se perd sur le Léman. «Quand il était à la maison, il était là à 300%. On partageait la passion de la plongée sous-marine. On vivait dans le sud de la France et, tous les jours, on partait à 5 heures du matin, je m’accrochais derrière lui sur la Vespa et on plongeait jusqu’à 15 heures. Après on faisait les courses, puis la sieste, on lisait des bouquins sur la plongée. Il y avait une abondance d’amour à la maison. La leçon que j’ai apprise de lui, c’est que je ne ferai jamais de concession: les gens que j’aime et ma vie sont ma priorité.»
La direction d’orchestre est une passion qui remonte à l’enfance. «Lors d’un dîner de famille, j’avais 7 ans, mon oncle a mis un disque des «Noces de Figaro» et je battais la mesure. Les gens autour riaient, mais moi, j’étais dans mon monde. Quand j’ai perdu mon père, je me suis demandé si j’avais le droit d’essayer de devenir chef d’orchestre, si j’étais légitime.» Lorenzo Viotti a essayé d’entrer au Conservatoire de Vienne en direction d’orchestre, mais il a raté l’examen d’entrée. «C’était compliqué, car je n’avais jamais rien raté de ma vie! Mon professeur, Georg Mark, avait compris que la pression était trop forte. A Vienne, tout le monde connaît mon père. Il m’a dit d’assister à ses cours, d’apprendre mieux l’allemand et de me sentir dans cette ville comme Lorenzo et non comme «le fils de». Au bout de deux semaines, je suis entré dans les chœurs du Musikverein, je chantais avec Simon Rattle, Riccardo Muti, j’ai écouté Georges Prêtre diriger le concert du Nouvel An, je recopiais les coups d’archet dans les archives, je faisais de la musique de chambre avec Pierre Boulez. J’étais partout. Et l’année d’après, j’ai réussi l’examen.»
«Je kiffe ma life»
En 2013, il fait ses débuts en dirigeant «Les noces de Figaro» au Théâtre de Schönbrunn et remporte le Concours international de direction d’orchestre de Cadaqués. Il dirige divers orchestres dans les capitales du monde entier. En 2018, il est nommé à la direction du Gulbenkian Orchestra, à Lisbonne, et, depuis 2021, il dirige l’Opéra national d’Amsterdam et l’Orchestre philharmonique des Pays-Bas.
Lorenzo Viotti se sent une responsabilité en tant que chef d’orchestre, vis-à-vis des musiciens, du public et du pays dans lequel il joue. «On se doit de porter une institution vers quelque chose auquel ni le public ni les musiciens ne s’attendent.» Il se fait fort d’amener un jeune public à la musique classique, raison pour laquelle il fait grand usage des réseaux sociaux: 113 000 personnes le suivent sur Instagram. Certains lui reprochent de poser torse nu avant un concert ou en tenue de sport pendant qu’il s’entraîne pour l’Iron Man auquel il aimerait participer en 2024. «Bien sûr que les critiques me touchent. Et c’est vrai que je poste des photos où je suis en Speedo au Portugal avec ma copine, mais, à 33 ans, je vais tout de même diriger le Philharmonique de Vienne et je vais faire une tournée avec eux! Je kiffe ma «life»! Et peut-être qu’en me montrant tel que je suis je vais accrocher un jeune qui n’est pas intéressé par la musique classique mais qui fera l’effort de venir voir un concert. Et c’est à ce moment-là que je vais l’emprisonner dans mon monde: je vais le faire mourir d’envie de revenir parce que les émotions que je vais partager avec lui vont être dingues!»
Il y a deux ans, Bulgari a demandé à ce chef d’orchestre atypique de devenir ambassadeur de ses parfums. «Quand ils m’ont approché, je pensais que c’était une blague. Je ne suis ni mannequin ni acteur et j’ai été très touché d’être sélectionné. Etre l’égérie d’un parfum, puis d’une montre, c’est rare. La beauté de cette marque, c’est son histoire: celle d’un homme visionnaire parti de Grèce et arrivé en Italie qui a créé une marque de montres et de bijoux qui a su séduire les stars. C’est un peu comme la musique classique: comment surprendre les gens avec un art ancien.»
L’accord parfait en amour
Lorenzo Viotti souhaite ne pas accepter de poste fixe pendant quelque temps lorsque son contrat à Amsterdam prendra fin en 2024. «Ce sera peut-être le moment de prendre une décision familiale et je n’ai pas envie de le faire trop tard.» Le 3 septembre dernier, il a posté sur Instagram une photo avec sa nièce, la fille de sa sœur Milena, dans ses bras. On ne peut s’empêcher de lui demander s’il aimerait lui donner des cousins. La réponse fuse: «J’ai la chance d’avoir rencontré la femme de ma vie (Ai Lien Oei, qu’il devait retrouver à Amsterdam après l’entretien, ndlr). Elle est dentiste et vient d’ouvrir sa deuxième clinique à 34 ans! J’ai longtemps été célibataire et je n’avais ni le besoin ni l’envie de fonder une famille. Mais si un jour elle me dit qu’elle souhaite avoir un enfant, je serai absolument d’accord. Nous sommes encore jeunes, je ne vais pas lui mettre de pression, c’est à elle de décider et je la suivrai quoi qu’il arrive.»