«C’est quelque chose de concret et de tangible, contrairement aux tâches purement conceptuelles, par exemple.» Lorenzo Stoll arpente les hangars de Cargologic, le partenaire de Swiss WorldCargo à Kloten. Nous sommes au centre de l’aéroport de Zurich. Au cœur de l’économie suisse qui bouillonne. «En valeur, 50% des exportations quittent la Suisse par voie aérienne.» Ici, nous avons tout ce que les gens ont commandé sur internet – comme des vêtements ou des appareils électroménagers –, mais aussi les mangues qui vous seront proposées dans les rayons de votre supermarché ou le médicament qui va vous sauver la vie. «C’est un mélange de choses qui peuvent paraître futiles et de composants essentiels à la vie en société.» A côté d’un morceau de turbine, des containers frigorifiques (jusqu’à -20°C) et des cartons de toutes les entreprises de la pharma établies en Suisse. C’est la spécialité de Swiss WorldCargo, petite entreprise au milieu des géants de la logistique: elle s’est spécialisée dans le transport aérien pour des secteurs de haute valeur ajoutée. Depuis cette tour de contrôle, «on comprend la mécanique à l’œuvre derrière la façon dont nous vivons et consommons».
Lorenzo Stoll – 51 ans cette année et ancien de l’EHL – a fait une partie de sa carrière chez Nestlé, avant de devenir responsable de la compagnie aérienne Swiss pour la Suisse romande. Il a repris la responsabilité de Swiss WorldCargo en avril 2021. Dans cette fonction, il sent non seulement les pulsations de l’économie suisse, mais aussi celles de la globalisation. A l’aéroport de Zurich, sa compagnie, qui emploie environ 300 personnes en Suisse et dans le monde, s’occupe de 70% des marchandises qui passent par là.
«Le fret aérien voyage en aller simple. Effectivement la marchandise part mais ne revient pas, contrairement aux voyageurs. Une des subtilités du métier sera donc de faire voler les avions avec un maximum de marchandises dans les deux sens et de trouver des clients au départ de Zurich mais aussi de toutes les destinations du réseau de Swiss. Le métier a particulièrement montré son côté critique pendant la pandémie: «Nous avons tout fait pour soutenir les chaînes d’approvisionnement en biens humanitaires et médicaux à destination et en provenance de la Suisse. Trois Boeing 777 de notre flotte ont été délestés de leurs sièges en cabine éco pour charger plus de marchandises. Des camions de l’armée attendaient devant les hangars de Zurich au retour pour aller directement livrer ces équipements médicaux vitaux aux hôpitaux.»
Subtil équilibre
Ce matin-là, le vol LX64 Zurich-Miami se prépare, opéré par un Boeing 777 dont nous visitons la soute. «L’avion peut embarquer 25 tonnes de fret et 320 passagers. Toute la subtilité consistera à bien répartir la charge dans la soute, de manière à équilibrer au mieux l’avion et ainsi optimiser sa consommation de carburant.» Comme Swiss WorldCargo utilise les soutes des avions de Swiss et doit composer avec le volume disponible, «nous portons une attention particulière à l’optimisation de la répartition entre densité et volume des marchandises transportées. Pour ne pas transporter d’air, on cherche des marchandises lourdes et denses que nous complétons par des produits plus légers mais plus volumineux.»
Une heure avant le décollage pour le sud des Etats-Unis, un opérateur charge les palettes sur son véhicule avant de les déposer sur un élévateur, qui les place à l’entrée de la soute où deux autres agents les poussent. A la force du poignet, car tout ce matériel avance sur des rouleaux. L’observateur inattentif ne les voit pas, mais partout des signaux visuels et des codes couleurs donnent des informations aux opérateurs pour qu’ils effectuent leur mission le plus rapidement possible. Comme ces sangles entourant les colis, d’une couleur définie pour chaque compagnie aérienne.
«Beaucoup de flux arrivent en vrac à Kloten. Ici, on construit des containers et des palettes pour l’envoi aux clients finaux. Cela implique de désassembler et de redistribuer de manière capillaire le contenu des palettes.» C’est là que rentre en œuvre la science de Cargologic, partenaire de Swiss WorldCargo sur place avec ses équipes, qui fabrique à la demande des palettes pour tous les types de paquets et les adapte aux spécificités. «Impossible de faire cela avec un robot, même si désormais une bonne partie des manipulations simples est effectuée par des machines.» La vitesse sera décisive tout au long de la livraison. «Quand votre bagage est manipulé par cinq ou six personnes maximum lorsque vous prenez un vol comme passager, ici on parle de treize interventions humaines entre le point de départ et le point d’arrivée pour chaque envoi.»
«Les avantages – tels que la vitesse ou la discrétion – qu’offre le transport aérien compensent en grande partie son coût. Nos clients choisissent le fret aérien en fonction de leurs besoins.»
La valeur de la marchandise aura bien sûr aussi son importance. On ne traite pas un envoi d’une grande marque de montres de luxe comme celui de denrées alimentaires. «La valeur du produit peut parfois ne pas être très élevée par elle-même mais plutôt par ce que son absence engendre. Par exemple une pièce appelée à remplacer un élément qui vient de casser dans une usine et la met à l’arrêt. Vous imaginez les conséquences économiques si la pièce n’arrive pas dans les plus brefs délais...» Il y a aussi des missions qui donnent tout leur sens au transport aérien. Comme la livraison de ces seringues individuelles chargées d’un traitement sur mesure pour un patient à l’autre bout du monde. «Préparées dans un laboratoire en Afrique du Sud, elles doivent être livrées dans les 72 heures, sinon le traitement n’est plus efficace.» La compagnie a aussi repris une ancienne fonction dévolue auparavant au service public: «Pour les flux de poste aérienne, nous faisons office de centre de tri avec notre propre code postal – ZRH 59 –, ce qui nous permet de travailler avec nos équivalents dans le monde entier.»
L’impératif écologique est ici aussi dans toutes les têtes, le transport aérien se voyant régulièrement montré du doigt. Mais, comme les passagers ne s’arrêteront pas de voyager, les marchandises ne cesseront pas de se déplacer. «Nous nous sommes fixé pour objectif de réduire de moitié nos émissions nettes de CO2 d’ici à 2030 par rapport à 2019 et visons un bilan CO2 neutre d’ici à 2050. «Un des éléments qui y contribuent est le renouvellement de la flotte de nos avions. Nous avons déjà réalisé plus de 8 milliards d’investissements dans ce domaine et cela va se poursuivre. Ensuite, la recherche de l’efficience opérationnelle va apporter des points de pourcentage d’amélioration. Et nous croyons beaucoup aux carburants durables. L’objectif de Swiss est qu’en 2030 11% du kérosène nécessaire provienne de sources renouvelables. Mais c’est une innovation encore peu disponible et qui coûte très cher.» Swiss a établi une collaboration avec Synhelion, un spin-off de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) qui a développé une technologie clé pour la production de carburant d’aviation durable (Sustainable Aviation Fuel, SAF) à partir d’énergies renouvelables.
Pourquoi les entreprises continuent-elles de s’en remettre à l’avion? «Pendant la pandémie, la demande a explosé, notamment du fait que le transport maritime se trouvait complètement bloqué. La «fast fashion» avait par exemple besoin de répondre aux commandes.» Mais il y a d’autres raisons pour utiliser la voie des airs. «Soit il s’agit de produits sensibles, soit cela vise une accélération du cash-flow – plus vite on vend dans les boutiques, plus vite on encaisse, dans le luxe notamment – et la discrétion joue toujours un rôle.»
Situation compliquée cette année
Juste avant Noël, nous devrions être en période de «super pic», à savoir l’activité la plus haute de l’année, entre octobre et décembre. Mais là, c’est plutôt calme. «Nous avons vécu deux années de très forte activité avec la pandémie; nous étions notamment au centre de la distribution d’équipements sanitaires et médicaux. Mais là, la situation se complique.» La guerre en Ukraine, par exemple, pose des défis très concrets. Avec le survol interdit de la Russie, «un vol qui revient de Tokyo doit passer par-dessus le pôle Nord. Il doit donc disposer d’équipements de survie en cas de problème, ce qui a un impact sur la capacité d’emport de marchandises.» Le fret, c’est décidément l’école du concret!
Mais c’est surtout le ralentissement chinois à cause des confinements successifs qui enraie aujourd’hui le ballet de la mondialisation. «Il y a quelques jours, Apple a émis un avertissement sur ses résultats car ils ne pourront pas fabriquer des millions d’iPhone.»
Le transport de marchandises n’est qu’un maillon de la chaîne. Une marchandise non fabriquée, c’est un consommateur qui n’ouvre pas le porte-monnaie, des avions qui ne volent pas pour livrer, etc. «La part du fret dans le chiffre d’affaires de Swiss est montée à 45% pendant la pandémie, mais nous avons vocation à retourner plutôt dans une proportion de 15%, ce qui était la norme avant.»