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«A l’ombre des géants de l'alimentation, on étouffe!»

Les entreprises actives dans la chaîne alimentaire ne sont pas toutes égales devant la crise sanitaire. Pendant que les grands distributeurs cartonnent, d’autres voient leurs chiffres d’affaires s’effondrer et appellent au secours. Le seuil de douleur est atteint.

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«Quarante-deux milliards pour des milliers de PME, c’est bien. Mais je rappelle qu’en 2008, la Suisse en a trouvé 60 en quelques heures pour sauver une seule entreprise: l’UBS», rappelle Stéphane Roduit, copropriétaire de Roduit SA Primeurs en gros, au Mont-sur-Lausanne. Sedrik Nemeth

On était parti de l’idée que le malheur qui nous accable devait involontairement mais forcément faire leur bonheur. Et même leur beurre, à considérer que, par les mauvais temps qui courent, il vaut mieux vendre de la viande, des légumes, des fruits, du pain, de la farine, enfin de l’alimentaire, plutôt que des t-shirts ou des chaussures. Et puis, au premier coup de fil, patatras! On a tout de suite compris qu’on était à côté de la plaque.

«Bonjour. Nous réalisons une enquête sur les entreprises qui contribuent au maintien de la chaîne alimentaire. On sera bref, vous devez être submergé. Plus stressé qu’en période de fête, sans doute. On peut rappeler plus tard, si vous voulez.» «Pas du tout. J’ai tout mon temps. En quelques jours, nous avons perdu la moitié de notre chiffre d’affaires et de nos clients: les restaurants et les cantines d’entreprise.»

>> Pour aider des commerçants près de chez vous, voir encadré en bas de page

La voix est grave, le ton solennel. Stéphane Roduit avoue avoir la boule à l’estomac. Et pour cause: le patron de la société – qui porte son nom – de primeurs en gros de fruits et légumes au Mont-sur-Lausanne a été contraint de mettre 60% de ses 110 employés au chômage. Le fruit d’une décision collective. «Des mères et des pères de famille se sont portés volontaires, si j’ose dire», explique-t-il, avant d’enchaîner: «On garde le moral. Avec un peu d’acrobatie, on peut s’en sortir jusqu’à fin avril. Mais après, on compte sur les aides promises par la Confédération. Quarante-deux milliards, c’est bien. Mais je rappelle qu’en 2008, la Suisse en a trouvé 60 en quelques heures pour sauver une seule entreprise, l’UBS. Aujourd’hui, c’est la survie de dizaines de milliers de PME et de centaines de milliers d’emplois qui est en jeu. Et le temps presse», s’inquiète le boss de la société, déjà ébranlé par les attaques successives de fourgons blindés, sous ses fenêtres, l’automne dernier.

>> Lire à propos des attaques: «Braquages en série au Mont-sur-Lausanne»

Ce n’est pas tout. La crise induit un deuxième problème: les prix. «A cette période, hormis la pomme de terre, le céleri et le poireau, notre assortiment est acheminé de l’étranger. Comme les camions repartent à vide, cela augmente le coût du transport. Jusqu’à 40%, selon l’origine du fournisseur. La bonne nouvelle, c’est que pour l’instant l’approvisionnement est assuré. Les gens n’ont rien à craindre. Il y a à manger pour tout le monde.»

Petite consolation pour l’entreprise familiale: aucune marchandise n’est perdue. «Comme nous travaillons en flux tendu, au gré de la demande, nous ne stockons pas. Au moins ça», soupire Stéphane Roduit, bien décidé à faire front.

Même résilience chez Léguriviera, à Villars-Sainte-Croix (VD), autre acteur majeur de la branche, qui a dû mettre au chômage les deux tiers de ses 250 collaborateurs. «Le personnel restant est toujours au front, au péril de sa santé, pour continuer à approvisionner les hôpitaux, notamment», communique l’entreprise, reconnaissante.

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«Le prêt de la Confédération est bienvenu, mais je crains qu’il ne fasse que repousser le problème à plus tard, puisqu’il faudra le rembourser», redoute Michel Gerber, directeur de Suter Viandes, à Villeneuve (VD). Sedrik Nemeth

Même son de cloche chez Suter Viandes, à Villeneuve (VD). Le plus grand des petits bouchers indépendants romands, comme le qualifient les professionnels, souffre énormément aussi. «C’est une catastrophe», amorce Michel Gerber, son patron, contraint de placer une centaine des 220 employés de la maison au chômage technique. «Huitante pour cent de nos clients sont des restaurateurs qui n’ont plus de revenu et paieront leurs dernières factures plus tard. On congèlera la marchandise qui nous reste sur les bras, tout en sachant que les prix chuteront quand on décongèlera.»

Alors que pointe le versement des salaires, le Vaudois voit arriver l’aide décrétée par Guy Parmelin avec soulagement. «D’après ma banque, nous pourrons disposer de l’argent dès le 26 mars. Cela nous permettra de souffler un peu. Malheureusement, je crains que ce prêt ne fasse que repousser le problème, puisqu’il faudra le rembourser», estime le directeur, content de pouvoir compter sur les cinq magasins du groupe pour amortir le choc. «Ils tournent presque normalement, c’est toujours ça. Mais, en réalité, il n’y a que les grands distributeurs comme Coop et Migros qui bénéficient de la situation. A l’ombre de ces géants, on étouffe!»

Selon les estimations, le chiffre d’affaires du secteur alimentaire a explosé de près de 40% au cours des deux semaines écoulées. Même si les gens vivront quelques jours sur leurs réserves, les deux enseignes, auxquelles on ajoutera Denner, succursale de Migros, en ont largement profité. A lui seul, le «duopole», comme on le surnomme parfois, contrôle près des trois quarts du marché. Une emprise qui permet à Migros de se hisser à la 39e place des plus gros détaillants du monde et Coop à la 46e. Performance stratosphérique, compte tenu du faible bassin de population, réalisée notamment grâce à leurs marques respectives. Exemple: avec leurs 9000 employés et leurs 4 milliards de francs de chiffres d’affaires en données cumulées, Bell Food Coop et Micarna se partagent 80% du marché de la viande et de la charcuterie. Idem pour les produits de boulangerie. Avec ses 3200 employés, Jowa SA (Migros) a mis 3000 produits différents sur le marché, pour un total de 166 000 tonnes, l’an dernier. Pratiquement le triple de la Boulangerie Coop (2000 employés) avec ses 62 000 tonnes, dont 6550 de pain et d’articles de pâtisserie frais.

«Que peut-on faire face à de tels colosses?» se demande, dubitatif, Patrick Rosain, directeur commercial de Bisa Fine fleur de boulanger. Avec plus de 500 collaborateurs, le groupe genevois est lui aussi qualifié de plus grand des petits romands indépendants dans sa branche. «Une grande partie de notre clientèle est active dans la restauration, les cantines d’entreprise, l’hôtellerie, les écoles professionnelles et les collèges. Autant dire que notre chiffre d’affaires s’est écroulé. Depuis dix jours, il équivaut quotidiennement à celui d’un dimanche, soit 10% du chiffre d’un jour de semaine en temps ordinaire», détaille le commercial, qui prie pour que le fonds d’aide débloqué par la Confédération parvienne à colmater les brèches. «En cent six ans d’existence, le groupe a déjà surmonté pas mal d’embûches. Mais une crise d’une telle soudaineté, c’est sans comparaison. Nous disposons certes d’une bonne assise, mais cela s’annonce très compliqué», analyse le cadre de la société propriétaire de l’enseigne Le Panetier, qui transforme la quasi-totalité de la production de blé du canton.

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«Ces dernières années en Suisse, on a trop souvent privilégié l’image des paysages au détriment de l’agriculture. J’ose croire que le pays retiendra la leçon», espère Daniel Ulmann, aviculteur, copropriétaire de Cocorico Ulmann et fils SA, à Aproz … Sedrik Nemeth

Notre hypothèse initiale, selon laquelle les sociétés liées à la chaîne alimentaire tournent à plein régime, trouve finalement un écho à Aproz, en Valais. Créée en 1976, l’entreprise familiale Cocorico Ulmann et fils SA, active dans la production d’œufs, a singulièrement augmenté la cadence depuis le début de la crise. «Le volume a crû de près de 60%. C’est bien plus qu’à la période de Noël et même de Pâques», confie Daniel Ulmann, qui codirige cette structure indépendante produisant plus de 50 000 œufs par jour avec son frère Christophe. «La forte demande des grandes surfaces, des grossistes et des privés compense la chute enregistrée auprès des hôtels et des restaurants.»

Du coup, les dix salariés se sont retroussé les manches. «Ceux qui étaient à 50% font désormais du 100% et les journées se sont allongées. Tout le monde se serre les coudes. C’est le grand avantage d’une société dont la moyenne des années de service est de vingt et un ans.»

L’atout fidélité n’est pas le seul enseignement que retire le Valaisan. «La situation permet de valoriser la production locale. On peut cependant regretter qu’il faille ce genre d’événement pour en arriver là. Ces dernières années, on a trop souvent privilégié l’image des paysages au détriment de l’agriculture en Suisse. J’ose croire que le pays retiendra la leçon», espère Daniel Ulmann, qui ne craint pas, pour l’instant, une rupture de la chaîne d’approvisionnement d’aliment «sans OGM et 100% végétal» pour ses 9000 poules. Idem pour la quinzaine de partenaires indépendants avec qui Cocorico collabore à travers la Suisse romande. «Les trois grands moulins helvétiques nous ont rassurés.» Et ça, c’est encore une bonne nouvelle…


Le mystère du papier-toilette

Quand y en a encore, y en a déjà plus! Depuis deux semaines, c’est la ruée sur le papier-toilette. Rupture de stock, alors que les fabricants en regorgent. Quête d’infos sur un phénomène moins bizarre qu’il n’y paraît.

A la question de savoir pourquoi les Helvètes se ruent sur le papier WC, notre interlocutrice éclate de rire. «Je n’ai pas d’explication rationnelle», finit par lâcher la directrice marketing de Delta AG, fournisseur de solutions de systèmes de nettoyage, à Zofingue (AG). Même réaction à la question: «Comment expliquer les ruptures de stock?» «Je ne me l’explique pas, dit-elle, en reprenant son souffle à l’autre bout du fil. Dans nos hangars, nous disposons de centaines de palettes. Au bas mot.»

Chez Coop, on nous répond simplement que «la disponibilité des marchandises est largement assurée et que le groupe a accéléré les livraisons des produits particulièrement demandés». Idem du côté de Migros, qui réapprovisionne en masse. «Nous entendons garantir un assortiment de base des produits d’usage quotidien qui correspond à peu près à celui des réserves de secours définies par la Confédération», ajoute le géant orange, qui estime que stocker n’est donc pas nécessaire. Un discours qui semble peu à peu être entendu.

Sur Twitter, un économiste australien ose une explication censée percer le mystère. «L’effet d’entraînement initial a fait boule de neige. Même les consommateurs calmes ont fini par craquer, par peur que les paniqués épuisent le produit.» Mais il y a une raison plus profonde et plus compréhensible à ce réflexe, explique pour sa part un expert américain sur son blog. «Le papier-toilette est symbole d’hygiène et de sécurité. Il devient alors une sorte d’icône et d’antidote au sentiment de dégoût qu’inspire le virus.» Et il ajoute: «De plus, remplir nos placards avec de grands paquets de PQ est visuellement rassurant.»

Il faut savoir que nous sommes les champions d’Europe de la consommation de papier hygiénique. «De l’ordre de 200 rouleaux par personne par année», confiait en juin dernier au magazine Gastro Journal Pascal Diemand, Country Manager de Kimberly-Clark, un des plus grands fabricants du produit au monde, qui dispose d’une succursale à Niederbipp (BE). Autrement dit, plus de 21 kg par habitant chaque année. Des chiffres difficiles à vérifier.

Reste que, en 2002 déjà, «ABE», l’émission télévisée des consommateurs romands, affirmait que nous utilisons «près de 1,5 kilomètre de papier-toilette par année par tête de pipe. Soit une moyenne de 4 mètres par jour ou 300 fois le tour de la Terre pour l’ensemble de la Suisse», affirmait la RTS. Une consommation que le WWF, soucieuse d’aller au bout du rouleau, traduisait en un «équivalent forêt» correspondant à la superficie de 22 terrains de football.


Consommer local même pendant la crise

>> La plateforme Local Heroes permet de trouver les producteurs proches de chez soi.

>> Le site QoQa.ch a également lancé sa plateforme DireQt pour soutenir les commerçants.

>> Pour aider les indépendants et petits commerçants, il y a aussi Covid-Héros.ch qui permet d'apporter son aide à son petit commerce favori... ou d'en demander.

>> Et pour tant d'autres initiatives d'entraide et de proximité: voir notre liste de liens


Par Rappaz Christian publié le 27 mars 2020 - 08:55, modifié 18 janvier 2021 - 21:09