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L’Italie et la Suisse unies contre la 'Ndrangheta

Notre pays, législativement mal armé mais toujours plus actif face au crime organisé, continue de montrer les dents. L’opération italo-suisse de la semaine passée contre l’implantation de la mafia calabraise en Suisse le prouve.

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Le 21 juillet a eu lieu une série d'arrestation en Suisse et en Italie liée à la 'Ndrangheta, la mafia de Calabre également implantée en Suisse.

Des milliers d’heures de travail et d’écoutes, des agents infiltrés, les confidences de 29 collaborateurs de justice et une équipe commune d’enquête italo-suisse: tels sont les éléments du dispositif engagé dès la fin 2015 pour mener à bien l’opération anti-mafia «Imponimento» qui s’est conclue le 21 juillet dernier des deux côtés des Alpes. Résultat: 158 personnes sous enquête, 74 arrestations côté italien, une seule côté suisse et la saisie de véhicules, terrains, sociétés ou comptes en banque d’une valeur totale de 169 millions d’euros!

Le vent souffle à Catanzaro, comme toujours dans ce coin de Calabre. Pour certains, ici, il a brutalement tourné. Les éoliennes plantées à l’infini sur les crêtes entourant la ville ronronnent au soleil. On demande à un officier de la police judiciaire à quel clan de la ’Ndrangheta a profité la construction de ce parc éolien: «A tous. Ici, vous ne déplacez pas un caillou sans leur permission», nous répond-il avec un demi-sourire. On parvient à l’allée Falcone e Borsellino au pied du Palais de justice, et au panneau métallique représentant les deux magistrats siciliens assassinés à Palerme en 1992. Sur une face, une citation de Borsellino: «Celui qui a peur meurt tous les jours.»

Les magistrats anti-mafia d’aujourd’hui ne sont pas moins dévoués que leurs malheureux prédécesseurs, et pas moins menacés. L’actuel procureur de la République de Catanzaro, Nicola Gratteri, vit sous protection depuis trente ans. Sa sécurité est renforcée depuis que deux projets d’attentat contre lui ont été déjoués en janvier et en juin derniers.

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Un agent de Fedpol et son collègue du Groupe d’intervention contre la criminalité organisée de la Guardia di finanza italienne.

On surnomme la ’Ndrangheta la «malapianta», la mauvaise herbe, en raison de ses capacités à proliférer n’importe où. L’opération «Imponimento» a démontré, une fois de plus, qu’elle prend aussi facilement racine dans le sol alpin que chez elle. En Calabre, explique le procureur adjoint Vincenzo Capomolla, bras droit de Nicola Gratteri, «cette organisation exerce un contrôle total du territoire depuis des décennies. Le problème, c’est que les intimidations se font de manière discrète. Plus une organisation est puissante, moins elle a besoin de recourir à la violence: son pouvoir d’intimidation est ancré dans les mentalités. On en arrive donc à un point où le prestige criminel suffit à effrayer toute une communauté.»

Les signes d’intimidation prennent dans un premier temps la forme d’un briquet ou d’une bouteille négligemment déposés devant la porte d’un bar ou d’un magasin, avant d’aller crescendo si la future victime s’obstine à ne pas comprendre le message.

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Le restaurant Bella Vista à Muri (AG), tenu par Marco Galati, l’un des mafieux arrêtés en Italie la semaine passée. Alexandra Wey

La discrétion, l’intimidation et l’approbation tacite du voisinage ont été mises en évidence en 2016, lors du démantèlement de la cellule de la ’Ndrangheta établie à Frauenfeld (TG). Le tribunal de Reggio Calabria avait du reste estimé que cette cellule suisse ressemblait en tout point à celles que l’on trouve en Calabre, fonctionnement et rituels compris. Mais les 12 mafieux arrêtés cette année-là et affiliés à cette Società di Frauenfeld n’avaient commis aucun acte violent sur territoire suisse. C’est la raison pour laquelle trois d’entre eux, dont deux poids lourds – Antonio Nesci et Raffaello Albanese – ont été définitivement acquittés en mai dernier du chef d’accusation d’association mafieuse, la Cour de cassation italienne et la Cour d’appel de Reggio Calabria estimant que les faits de violence ou d’intimidation ne pouvaient pas être établis.

>> Lire aussi le récit «La mafia rouge à croix blanche»

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Marco Galati, l’un des mafieux arrêtés en Italie la semaine passée. Ici dans son restaurant, le Bella Vista à Muri (AG), avec un autre prévenu, Carmelo Masdea.

Officiellement, on ne critique pas une décision de justice. Mais en privé, plusieurs enquêteurs ne nous ont pas caché leur écœurement et leur dépit, voire leurs craintes pour les procès à venir. Ce dernier raid anti-mafia est donc une bouffée d’air frais pour les équipes qui y ont travaillé, même s’il n’a débouché «que» sur six procédures pénales et une unique arrestation en Suisse, à Grancia (TI). Pourtant, les choses bougent et l’importance d’une enquête ne se mesure heureusement pas «à la pièce», mais à ce qu’elle révèle, quand bien même le public préférerait du spectaculaire façon Netflix.

Du spectaculaire, on en trouve quand même dans les 3544 pages de l’ordonnance de mise en accusation du Ministère public de Catanzaro: «Rien que du lourd, s’exclame un membre d’un clan, mis sur écoute. Putain, tu aurais vu tout ce qu’il y avait! Deux kalachnikovs, deux Uzi, deux Skorpion, deux MAB et puis quelques revolver .38 et un 9 mm.» On devine, à la lecture, l’excitation des intéressés. «J’en ai quelques-uns dont je dois me débarrasser, une mitrailleuse et un fusil à pompe. Mais ce qu’il te faut, ce sont ces fusils d’assaut, là, les petits… comme celui qu’ils m’ont donné en Suisse!»

Ailleurs, un homme raconte avoir eu du mal à caser dans le coffre de sa Golf les boîtes de munitions – de provenance suisse – qu’on lui avait confiées… d’où le recours au bon vieux baril caché sous des buissons, à l’ancienne, en attendant le prochain transfert. Dans les récits d’un agent infiltré par Fedpol, il est question de faire ouvrir des comptes au Liechtenstein par un complice sans casier et pas trop âgé, car «il ne faudrait pas qu’il meure trop vite».

L’agent raconte les soirées au restaurant Bella Vista de Muri (AG), propriété d’un homme de main, Marco Galati. Confidences sur les armes détenues dans un coffre-fort, laborieux calculs du taux de change des sommes à blanchir, bonté et grand cœur du boss (Rocco Anello), gestion de clubs privés à Lucerne et à Schaffhouse, bureaux à Wohlen, transport de «vitamines», avantages des Ferrari par rapport aux Lamborghini… tout y passe. Et tout se rapporte à la Suisse, où la ’Ndrangheta aura tôt fait de remplacer ses hommes de main.

Désormais hors service, Carmelo Masdea, Fiore Masdea, Antonio Galati et Marco Galati peuvent préparer leur défense: trafic d’armes de provenance suisse, mise en circulation de fausse monnaie, blanchiment, transport de devises sur demande des clans impliqués, trafic de stupéfiants et d’autres infractions mineures. La routine, en somme.


«Je peux vous dire que les Suisses ont fait du bon travail. Nous avons fait des pas de géant»

Posé, humain, respectueux, le procureur calabrais Nicola Gratteri détaille pour L’illustré la collaboration italo-suisse dans l’opération «Imponimento». Entretien express, mais détendu, dans son bureau aux fenêtres blindées.

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Le procureur Nicola Gratteri, dans son bureau du Palais de justice de Catanzaro.

- L’opération «Imponimento» a eu lieu il y a quelques jours et a beaucoup intéressé les médias suisses. Que représente cette enquête par rapport à la présence des mafias italiennes sur notre territoire?
- Nicola Gratteri: Je tiens d’abord à rappeler que la présence de la ’Ndrangheta en Suisse n’est pas une nouveauté. Ma première enquête sur cette présence remonte à 1989. Cela se passait à Neuchâtel, où des ’ndranghetistes s’étaient réfugiés à la suite de la faida – règlement de comptes – de Motticella, un village de la province de Reggio Calabria où des bandes rivales s’étaient entretuées. Il nous est arrivé d’enquêter pour des faits de blanchiment, mais il s’agissait toujours d’interventions ciblées portant sur un délit spécifique. Par contre, nous ne sommes jamais parvenus à travailler de manière systématique pour démontrer l’existence de cellules de la ’Ndrangheta en Suisse, en raison de différences de système législatif.

- Quelle est précisément cette différence qui rend difficile une collaboration entre nos deux polices?
- Lorsque nous poursuivons quelqu’un pour association de type mafieux en Italie, il n’existe pas d’équivalent à ce délit en droit suisse. Votre Code pénal prévoit la participation à une organisation secrète, punie d’une peine maximum de 5 ans… autant dire pas grand-chose, alors qu’en Italie on risque la perpétuité.

- Mais que pouvez-vous nous dire de précis sur l’opération «Imponimento»?
- L’enquête est toujours couverte par le secret de l’instruction chez vous. Je peux quand même vous dire que les Suisses ont fait du bon travail et que le procureur fédéral s’est montré particulièrement coopératif. Techniquement, nous avons monté une équipe commune d’enquête sous l’égide d’Eurojust (l’unité de coopération judiciaire de l’UE, ndlr) et nous avons fait en sorte de travailler en ligne comme si nous étions sur un seul et même territoire. Tout n’a pas été parfait, mais au moins nous avons essayé, et nous avons fait des pas de géant. L’enquête elle-même a commencé lorsque nous nous sommes rendu compte que l’un des principaux accusés calabrais, Rocco Anello, se rendait en Suisse une fois par mois. Pour nous, il est évident qu’un criminel de ce calibre ne se déplace si régulièrement que pour transporter de la drogue ou de l’argent: il passe la frontière pour blanchir des fonds. Voilà pourquoi nous avons décidé d’impliquer les autorités suisses. Puis nous avons vu que les frères Carmelo et Fiore Masdea, dont l’un était établi à Muri, dans le canton d’Argovie, étaient au service de ce Rocco Anello. Ils se tenaient à son entière disposition pour tout. Les perquisitions menées dans les deux pays nous ont permis de trouver d’innombrables armes, y compris des armes de guerre… et plus de dix silencieux.

- Les homicides sont pourtant devenus très rares en Calabre. Ces armes ont-elles été acquises à des fins d’intimidation?
- Exact. Ces gens-là utilisent les armes comme une réserve d’or. Avoir des armes, c’est avoir la bombe atomique, avec un discours très simple: «Si tu t’en prends à moi, je te tue.» La quantité de kalachnikovs, bazookas, armes de poing et mitrailleuses à disposition sert à montrer aux autres que l’on dispose de la puissance de feu nécessaire pour les supprimer. En Suisse, il est très facile de se procurer des armes et des munitions, la loi le permet, et c’est quelque chose qu’il faut réformer d’urgence.


Par Madeleine Rossi publié le 29 juillet 2020 - 08:25, modifié 18 janvier 2021 - 21:12