Quand le public voit Cristiano Ronaldo, il pense à Lionel Messi. Même le junior intimidé dans les vestiaires du stade de Madrid ne fait pas exception. Soigneusement peigné pour le grand jour, il a le droit d’accompagner la star du Real sur le terrain pour le coup d’envoi du match qui oppose les Madrilènes au Deportivo La Corogne. Quand il est enfin face à son idole en chair et en os, à l’intérieur du stade, il perd tous ses moyens. «Cristiano, dit-il de sa voix fluette, pour moi, tu es le meilleur joueur du monde. Et Messi est…» il hésite, cherche un terme qu’il ne trouve pas. «Et Messi est… mauvais», ajoute Ronaldo abruptement. Les rires de ses coéquipiers brisent la tension du début de match. Seul Ronaldo évite de se joindre au chœur, pour atténuer l’impact de sa plaisanterie.
Peu importe que le Real Madrid affronte La Corogne. Aux yeux du public, Ronaldo joue toujours contre Messi et Messi contre Ronaldo. L’autre est toujours présent. Il s’agit de savoir lequel des deux marque le plus de buts ou réalise les tirs les plus fous et ces questions sont débattues par les écoliers dans les cours de récréation, par les chefs de gouvernement lors des sommets européens et probablement par les astronautes dans leurs vaisseaux spatiaux. Messi ou Ronaldo? Lequel est le meilleur du monde?
Les grandes rivalités apparaissent au plus haut niveau du sport. Mohamed Ali contre Joe Frazier en boxe, Roger Federer contre Rafael Nadal en tennis, Steve Ovett contre Sebastian Coe en demi-fond. Il n’est pas nécessaire d’avoir assisté à leur duel, il suffit d’en avoir entendu parler pour en ressentir l’étincelle encore des décennies plus tard. Le football est un sport d’équipe, mais Ronaldo et Messi entretiennent l’illusion qu’un seul joueur décide de l’issue du match. Depuis une dizaine d’années, une éternité pour des sportifs d’élite, ils inscrivent record sur record, le plus grand nombre de buts pour l’un, le plus grand nombre de titres de meilleur footballeur de l’année pour l’autre. A force d’accumuler les exploits, leurs palmarès sont devenus illisibles. La fin de cette rivalité approche pourtant et la Coupe du monde 2018 sera vraisemblablement la dernière à laquelle ils prendront part tous les deux. Ronaldo a 33 ans, Messi fêtera ses 31 ans en Russie. «Je ne peux plus faire ce que je faisais à 20 ans», déclare Ronaldo.
ÉBAHISSEMENT ET SOURIRES
Les deux joueurs affirment qu’ils ne sont pas des rivaux. «Pour autant, je ne lui rendrais certainement pas visite chez lui, vient de déclarer Ronaldo. Je le considère comme un collègue et aucunement comme un rival.» «En toute franchise, a répliqué Messi, ces questions n’intéressent que vous, journalistes. Je n’ai jamais combattu Ronaldo.» Il semblerait en effet que leurs relations soient désormais empreintes d’une certaine sérénité. Un équilibre qui fit défaut au jeune Ronaldo quand il traitait Messi de «nain» devant ses coéquipiers. Depuis lors, ils ont trouvé un terrain d’entente, comme cette anecdote le démontre. A l’occasion de la cérémonie de remise du Ballon d’or 2015, Cristiano Ronaldo a présenté son fils à Lionel Messi. «Il regarde sans arrêt des vidéos de toi sur internet», a dit Ronaldo à Messi. Ajoutant d’un ton badin, qui recèle souvent une part de vérité: «Tu es son idole.»
«EN TOUTE FRANCHISE, CETTE RIVALITÉ N’INTÉRESSE QUE VOUS, LES JOURNALISTES. JE N’AI JAMAIS COMBATTU RONALDO» LIONEL MESSI
Il ne fait guère de doute pourtant que, consciemment ou inconsciemment, leur rivalité les a incités à se surpasser. «Nous devons envisager cette concurrence sous un angle positif, car elle possède de bons aspects.» Ronaldo et Messi incarnent aussi le plus grand antagonisme du sport globalisé. L’opposition entre le Real Madrid et le FC Barcelone aiguise aussi leur rivalité, au point qu’ils donnent parfois des interprétations tout à fait différentes du même match.
Avec une puissance incroyable, Ronaldo s’élance et dépasse les joueurs adverses. Pour lui, l’art semble aussi naturel que la force. Il lève brièvement les yeux, comme en 2011 dans le derby contre l’Atlético, et envoie le ballon depuis la gauche de la surface de réparation pour le faire redescendre lentement dans l’angle des buts. C’est la «folha seca», ou tir en feuille morte, le nom que les experts ont donné à cette prouesse.
Messi ne court pas, il fonce. Il baisse la tête, l’espace se réduit, deux adversaires convergent vers lui, ils sont déjà trois, mais dans la même fraction de seconde qu’il faut à une mésange pour battre des ailes, il change de direction et modifie la trajectoire de la balle en pleine course. Il se faufile, comme en avril 2007 où il a traversé son camp, couru sur 50 mètres, dépassé cinq opposants et marqué. Pour manifester leur joie, ses coéquipiers Eto’o et Deco levèrent simplement les bras au ciel.
Le jeu de Ronaldo surprend, celui de Messi fait plaisir. Leurs points communs sont moins évidents, même s’ils étaient tous deux encore des enfants quand le football les a projetés dans un rôle d’adulte.
A 11 ans, Ronaldo quitte sa famille et l’île de Madère pour rejoindre seul l’internat de football de Lisbonne, à 1000 kilomètres de Funchal. «A 11 ans, c’était de la folie», a-t-il récemment déclaré au Player’s Tribune, un magazine web. «Mon fils Cristiano junior a aujourd’hui 7 ans et je ne peux l’imaginer faire sa valise dans quatre ans pour vivre à Londres ou à Paris…» La mère de Cristiano Ronaldo est alors femme de ménage, son père travaille comme concierge pour un club local. Ses problèmes d’alcool ne sont un secret pour personne. Jour après jour, sa mère économise pour rendre visite tous les quatre mois à son fils, dans la capitale.
ADULTES AVANT L’HEURE
Lionel Messi a 13 ans quand il prend un avion à Rosario, en Argentine, pour faire un test à Barcelone, sur un autre continent. Son père espère que le Barça aidera son fils à grandir, aussi au sens littéral. Leo mesure 1 m 43 alors que la taille moyenne parmi les adolescents de son âge est de 1 m 60. Selon leur médecin, un traitement aux hormones de croissance leur coûterait près de 900 dollars par mois. A Rosario, cette somme équivaut presque au salaire mensuel d’un employé supérieur. Son père travaille dans une aciérie, un conseiller organise le test à Barcelone. «J’étais là un soir, raconte Rodolf Borrell, l’ex-coach des juniors du Barça, quand ce gamin est arrivé.» Globalement, Messi jouait déjà comme aujourd’hui. «Concentré en permanence sur le but, sans jamais renâcler devant la difficulté. Sans le vouloir, il pique ses adversaires au vif par la légèreté aérienne de sa course quand il les dépasse.» Le Barça accepte le jeune Messi, paie le traitement hormonal et lui verse un petit salaire. Leo et son père en vivent, sa mère et les trois autres enfants retournent à Rosario. Ils ne se sentent pas à l’aise en Europe. Des parcours aussi complexes peuvent-ils vraiment être considérés comme des carrières de rêve?
A 11 ans, seul à Lisbonne, Ronaldo décide qu’il ne sera plus un enfant. «Je ne me comporterai jamais plus comme un enfant, je m’en suis fait la promesse.» Le soir, il quitte régulièrement l’internat de football du Sporting Lisbonne pour aller au centre d’entraînement. Il veut s’exercer davantage que les autres. Quelques années plus tard, il surprendra encore par son ambition et son irrépressible besoin de se mettre en valeur. Un jour, à Madrid, son coéquipier allemand Mesut Özil se prépare à tirer un coup franc.
Ronaldo l’aime bien, ils plaisantent souvent dans les vestiaires. Il le chasse d’un brusque mouvement de la main, sans dire un seul mot. C’est lui qui tire le coup franc.
Ronaldo n’hésite pas à dire: «Je suis sans conteste le meilleur footballeur de l’histoire.» Une faute de goût, de l’avis de beaucoup. Il est convaincu qu’une autre affirmation relèverait de la fausse modestie. Dans le Player’s Tribune, avec la maturité que lui confèrent ses 33 ans, il essaie pour la première fois de décrire son moteur. «Je veux être le meilleur footballeur du monde: ce sentiment s’apparente à une faim qui ne s’apaise jamais. Quand je perds, j’ai l’impression de mourir de faim. Quand je gagne, je continue à éprouver la même sensation, avec juste une miette de pain dans l’estomac.»
CONTRARIÉTÉ ET ESPRIT D’ÉQUIPE
Leo Messi ne s’exprime pas sur son incoercible volonté. Les premiers mois au Barça, il ne parle pas du tout. Il se change en silence et s’en va. A 16 ans, il progresse de quatre équipes, des juniors à l’équipe professionnelle de l’entraîneur Frank Rijkaard. Il semble posséder pour seuls vêtements un survêtement et une paire de jeans. Il s’en moque. Quand il donne une interview, ses joues se colorent de rouge, il se donne de la peine, répond aux questions et ne veut décevoir personne. Tout le monde a envie de le prendre dans ses bras. Sur le terrain, il continue de dribbler les meilleurs défenseurs du monde. Il a 18 ans en 2006 quand il parvient pour la première fois en finale de la Ligue des champions. L’entraîneur le met sur le banc des remplaçants, il doute de sa condition après une déchirure musculaire. Messi reste immobile, assis tout à l’extérieur alors que l’équipe célèbre la victoire. C’est sa manière d’exprimer sa colère et sa contrariété.
En 2005, pendant la préparation d’un match de qualification pour la Coupe du monde, Ronaldo apprend la mort de son père. L’entraîneur national Luiz Felipe Scolari lui permet de rentrer à la maison. Ronaldo préfère rester et jouer. «Je voulais jouer, à n’importe quel prix, en l’honneur de mon père.» Ronaldo s’est tellement voué au football qu’il parvient à considérer un match comme une forme d’éloge funèbre.
Ses coéquipiers du Real observent avec admiration les entraînements intensifs de Ronaldo. Aucun joueur n’arrive à se hisser à sa hauteur, c’est trop extrême. Une heure et demie dans la salle de fitness avant l’entraînement et des heures à tirer des coups francs après l’entraînement. Chez lui, dans le quartier résidentiel de Los Lagos, Ronaldo soigne sa forme dans sa salle d’exercice personnelle. Pour la plupart, ses coéquipiers l’apprécient. Quand il ne s’entraîne pas avec un sérieux implacable, il est amusant, parfois espiègle. Pendant l’Euro 2008 à Neuchâtel, l’avant-centre portugais Armando Petit lui offre une sucette rouge pendant une conférence de presse. «Pour toi, perdant, lui dit-il, car tu as été battu pendant le match d’entraînement.» Ronaldo rit, se plante la sucette dans la bouche et répond: «J’ai déjà pris un calmant hier afin que la douleur de la défaite soit supportable.»
A Madrid, alors que l’époque de José Mourinho, connu pour son caractère particulièrement agressif, prend fin, l’équipe est divisée entre partisans et adversaires du coach portugais. Ronaldo préfère ne pas s’impliquer. Il pense probablement que l’entraîneur n’a pas grande importance pour lui.
Au cours des mêmes années 2009 à 2012, Messi atteint son zénith. Les attentes du public le transforment. Il commence à porter des costumes de grands couturiers, se laisse pousser la barbe et arbore des tatouages. Il est devenu une star mondiale. Il apprend à s’exprimer, car cette faculté s’entraîne aussi. A l’image de nombreuses stars, Messi possède un journaliste attitré, auquel il se confie: Luis Martín, du quotidien El País. «Ton jeu est extrêmement complexe, mais il paraît pourtant si simple...» déclare Luis Martín. Messi répond: «C’est ce que font Xavi et Iniesta qui est difficile, constamment passer le ballon, même dans les situations les plus délicates, identifier des percées qui se formeront grâce à leurs passes. J’en serais incapable.» Paroles du meilleur footballeur du monde, dont il est persuadé.
«C’EST CE QUE FONT XAVI ET INIESTA QUI EST DIFFICILE. J’EN SERAIS INCAPABLE» LIONEL MESSI
LES JOIES DE LA FAMILLE
A l’automne 2011, Luis Martín pose une nouvelle question: «As-tu déjà appris à changer des couches-culottes, Leo?» Messi attend son premier enfant. Aujourd’hui, il en a trois, Ronaldo quatre. Les deux joueurs semblent goûter plus que tout au temps passé avec leurs enfants. Cristiano junior est assis avec un air complice sur le siège du passager tandis que Ronaldo prend un selfie dans sa nouvelle voiture, une Bugatti Chiron de 2,5 millions d’euros. Son fils semble être son meilleur ami. Il y a un moment dans sa carrière qu’il n’oubliera jamais: «A Cardiff, nous venions de gagner la finale de la Ligue des champions 2017 contre la Juventus. J’ai vu mon fils qui courait vers moi sur le terrain. Jamais encore je n’avais ressenti une telle joie.» Messi a un contact particulier avec les enfants, il passe volontiers du temps avec eux et les trouve d’un abord plus simple que les adultes. «Il n’y a rien de plus pur qu’un enfant, dit-il, surtout quand ils sont petits et dépourvus de tout artifice.» Alors, sais-tu changer des couches, Leo? «Aucun problème, je me suis exercé avec mes neveux.»
L’importance que les deux joueurs accordent à leur vie familiale n’est guère étonnante, car ils ne savent jamais si les autres, les étrangers, sont animés par un authentique élan de sympathie ou s’ils recherchent leur présence pour leur gloire ou leur fortune. Ce repli sur leur foyer et leur façon de glisser sur les questions sensibles leur ont valu des démêlés avec la justice. Messi comme Ronaldo ont été cités à comparaître devant les tribunaux espagnols pour des soupçons d’évasion fiscale. Ils auraient dissimulé une partie de leurs gains dans des paradis fiscaux. Sous cet aspect, leur engagement en faveur des enfants des rues ou des victimes des tremblements de terre ne paraît soudain plus aussi noble.
Quand ils suivent un match, les fans s’extraient de la réalité et s’identifient de manière irrationnelle à Messi ou à Ronaldo. Ils se laissent emporter par leurs émotions. La Coupe du monde n’a jamais été le plus grand théâtre pour Ronaldo et Messi. Même eux ont besoin d’une équipe et le Portugal comme l’Argentine ne sont pour l’heure que des outsiders. Malgré tout, la question qui agite le football avant le tournoi est toujours semblable: Messi ou Ronaldo?