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L'interview intime   

L'interview intime du dessinateur de presse Martial Leiter

Une dizaine de ses œuvres sont présentées à Vevey dans la grande exposition «Dessin politique, dessin poétique». Un titre qui va bien à Martial Leiter, l’un des plus incisifs dessinateurs de presse et un artiste qui atteint des sommets en représentant des montagnes.

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«Un dessin n’épuise jamais son sujet» Julie de Tribolet

Virtuose de la plume, du pinceau et de l’encre de Chine, Martial Leiter trace en noir et blanc une œuvre aussi diverse que contrastée: des mouches brossées du bout des doigts, mais aussi des hautes montagnes, des sommets peints dans un grand souffle japonais. Né à Fleurier en 1952, Martial Leiter est, depuis plus de trente ans, une figure familière aux Lausannois.

Sa haute taille dépassant la foule, droit comme un pinceau, l’artiste arpente régulièrement le centre-ville, le regard intense, l’air pensif, songeant peut-être aux nouvelles du monde dont ce curieux vient de prendre connaissance dans un café où il a ses habitudes.

Illustration de l’état de la pollution de la planète, représentations de marchands de canons ou de banquiers dans un désert de bénéfices, ses dessins de presse ont été publiés par les plus grands journaux, Le Monde diplomatique, Le Temps, Le Courrier, Die Zeit, le Tages-Anzeiger, la Frankfurter Allgemeine Zeitung... Son dessin hebdomadaire dans Le Monde, pendant dix ans, fut l’une de ses expériences les plus longues…

... Et votre collaboration à «L’illustré» l’une des plus brèves!

A peine quatre semaines! C’était au milieu des années 70, le rédacteur en chef m’avait tendu une perche en me proposant une série de caricatures; une page hebdomadaire dans L’illustré, ça ne se refusait pas! Je faisais des caricatures, un peu comme celles de Valott. Mon premier dessin, ça a été Johnny Hallyday, je l’ai toujours. La semaine suivante, j’avais dessiné le footballeur Gabet Chapuisat, ça a passé.

Et puis j’ai fait les conseillers fédéraux Pierre Graber et Kurt Furgler, qui ont été refusés par la rédaction parce que jugés «insultants». Le rédacteur en chef m’a encore proposé une caricature de Mireille Mathieu, qui n’a pas passé non plus… Toute cette histoire est évoquée le 3 mars 1977, dans un Temps présent sur la liberté d’expression.

Vous habitez alors une sorte de grand squat communautaire dans l’actuel Grand Hôtel des Bains d’Yverdon, pourquoi aviez-vous quitté le Val-de-Travers?

Avec ma copine d’alors, nous allions régulièrement nous baigner au camping d’Yvonand, c’était le Palavas-les-Flots de l’époque. Un jour, je suis tombé sur le journal La Pomme, une sorte de sous-Charlie Hebdo édité par Rolf Kesserling, qui avait ouvert à Yverdon la librairie La Marge… Il m’a proposé d’y faire des dessins. Mais avant ça, je n’avais jamais vraiment imaginé de dessiner dans la presse.

L’association Plans-Fixes vient de vous consacrer un film dans lequel vous dites: «Tout était là à l’enfance...»

Vraiment? Ce sont les vieux qui disent ça! Mais c’est vrai aussi, il me semble qu’il y a des choses qui ont toujours été là. Je ne veux pas passer pour un gaga, mais j’ai le sentiment que les expériences emmagasinées pendant l’enfance restent assez fondamentales. La curiosité d’un enfant, son regard intérieur... Aujourd’hui, ces émotions reviennent sous d’autres formes, ça m’amuse de les revoir, un peu depuis l’étage du dessus!

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Martial Leiter a souvent un carnet ou un crayon dans la poche, plus rarement les deux ensemble! Julie de Tribolet

Retournez-vous régulièrement au Val-de-Travers?

J’allais voir ma mère, une fois par mois, jusqu’à son décès il y a deux ans. Cet été, je suis retourné me promener sur des sentiers où je n’étais plus allé depuis quarante ans. Il y a des endroits où les arbres sont devenus immenses. Ça monte un peu plus, ils ont dû remettre de la terre! Mais pour moi, l’enfance, ce n’est pas un lieu, c’est un état de réceptivité. On vit au jour le jour, on n’a pas des constructions ni des avis sur tout…

Quel genre de jeunesse avez-vous vécue?

Ma petite enfance, ça a été les trucs habituels, et puis, vers 15-16 ans, j’ai découvert le dessin et ça a assez vite croché.

Vos parents vous ont-ils encouragé?

Oui et non. Mon père était horloger d’usine, horloger complet comme on disait. Il avait reçu une formation sur le tas et était devenu un peu contremaître. Quand j’étais petit, il faisait encore des réparations de montres et de pendules à la maison, c’était «la bonne combine» de l’horlogerie, il arrondissait ses fins de mois comme ça. Et il dessinait aussi des paysages ou alors il copiait des portraits des artistes qu’il aimait bien. A l’époque, c’était une occupation assez courante dans les milieux populaires.

J’ai encore un portrait de Danièle Delorme par mon papa. Moi, je rêvais d’aller suivre les cours des Beaux-Arts à Paris, mais ils ont préféré que je fasse un apprentissage de dessinateur dans une école de mécanique… Les cours, c’était deux ans de mécanique et d’électricité et puis une année de dessin de machine. Mais je n’étais pas un vrai manuel, je m’intéressais davantage à la philosophie qu’aux mathématiques. Mais ce sont de beaux souvenirs quand même, on était là tout en rêvant d’autre chose.

Et à l’adolescence, vous ne vous êtes pas révolté?

Si, mais c’est aussi l’époque où j’ai rencontré Henri Hartung, un écrivain et philosophe qui était venu de Paris s’installer à Fleurier tout rempli de l’esprit de 1968. Le père de Hartung était un général français quatre étoiles qui avait plaqué l’armée pour soutenir les pacifistes… A ce moment-là, je me posais moi aussi beaucoup de questions par rapport à l’armée, que je ne voulais pas faire.

Son expérience était quand même plus sérieuse que simplement se dire marxiste… Très jeune, j’ai eu la chance d’être en contact avec des gens qui m’ont appris à dire non, à suivre ce que je sentais. A l’époque, en Suisse, c’était suicidaire de faire confiance à ses intuitions. Henri Hartung était aussi passionné de spiritualité indienne. Il a été mon premier contact avec l’Orient, des trucs forts ont été semés à ce moment-là…

Qu’est-ce que vous lisiez à l’époque?

A côté de mon lit, c’était des piles de Pilote, de Tintin, de Spirou, surtout Pilote, entre 13 et 18 ans, c’était mon monde. A la bibliothèque, j’allais emprunter Planète, la revue de Jacques Bergier et Louis Pauwels, pour les dessins. C’était aussi l’époque des premiers Hara-Kiri, j’adore Reiser, mais en fait j’aime bien les beaux dessins, donc plutôt ceux d’un Roland Topor… Chez des parents de copains, je récupérais aussi des revues comme Réalités ou Beaux Arts magazine.

Culturellement, je me sentais bien tant à Fleurier qu’à Paris. Bon, ce n’était pas le Paris réel, puisque je n’y suis allé qu’à 42 ans pour la première fois. Mais quand j’ai débarqué à la gare de Lyon, j’aurais pu aller n’importe où les yeux fermés, je connaissais Paris!

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«Haute cuisine», 2011, un dessin à la plume et encre sur papier, exposé à Vevey. DR

Dès vos premières publications, certains vous reprochent le côté sombre, très noir de vos dessins, comment le ressentez-vous?

Mes dessins n’ont jamais représenté ma feuille de température. On me demandait d’illustrer les guerres, la pollution à Seveso ou le monde des actionnaires anonymes. Les problèmes sont toujours les mêmes, ce ne sont pas les illustrateurs qui les créent. Le public accepte facilement qu’un acteur joue des rôles très différents. Un comique peut montrer qu’il n’est pas que comique.

Pour un artiste plastique, c’est différent, on pense que ce que tu dessines, c’est toi… Mais j’ai pu faire vingt ans de dessin de guerre sans jamais être allé sur un champ de bataille, simplement par intuition, par empathie…

Le pouvoir de l’imagination?

C’est comme pour la montagne. J’ai dépassé une seule fois 3200 mètres dans ma vie mais j’ai l’impression d’avoir gravi plusieurs 5000 mètres, je ne sais pas où! A travers les lectures, l’imaginaire se nourrit de beaucoup de réalisme. 
Un peu comme pendant l’enfance, je trouve.

Combien de fois avez-vous exposé?

J’arrive à une centaine, 97 ou 98 expositions personnelles. Ça peut sembler beaucoup, mais je n’existe que par les gens qui viennent me voir et qui m’achètent. Il y a très peu de mes dessins dans les musées et les institutions.

Ressentez-vous une certaine injustice?

Un petit peu, peut-être. Je devrais être plus démarcheur, mais je ne sais pas faire ça; moi, je dessine. Mais il n’y a pas que cela. Je porte toujours une étiquette «ennemi du pays» ou «payé par Moscou», comme disaient les bourgeois de ces années-là. On a un peu oublié, mais il y a eu un Berufsverbot à la suisse. Personne n’est allé dans des camps de rééducation mais des gens ont disparu.

Frédéric Pajak a sélectionné plusieurs de vos dessins pour la grande exposition en cours à Vevey «Dessin politique, dessin poétique». C’est une forme de reconnaissance?

Je suis le petit, il y a des grands noms comme Vallotton, Giacometti, Daumier… Ce que je trouve fabuleux, c’est que depuis cinq cents ans nos moyens d’expression sont toujours les mêmes, un crayon et un bout de papier. Un dessin n’épuise pas son sujet. Devant un dessin de Michel-Ange, on ne se dit pas que ça sent la naphtaline. L’art n’a pas de date de péremption, même si certains créateurs ont très peur de ne pas être dans l’air du temps.

Quel rôle joue votre femme dans votre équilibre?

Elle est la continuité de ce qu’étaient mes parents. Il y a trente ou quarante ans que nous vivons ensemble, c’est ma moitié, c’est le cas de le dire. Ce qui est très important, c’est d’être dans un climat porteur, une entente, de partager les choses. C’est ce que je vis et c’est une immense chance, une de plus.

Et vous n’avez pas eu d’enfants?

Non, et ce n’est ni une décision ni une non-décision. Nous sommes deux vieux gamins et ça a commencé il y a longtemps en se disant «plus tard», et «plus tard» n’est jamais venu… Je suis assez spécialiste de ça. Je ne compare pas les enfants aux voitures mais je n’ai pas de permis et je ne me dis plus que je le ferai plus tard.

Mais nous n’avons jamais eu de disputes à ce sujet. On a oublié, on n’y a pas pensé. C’est la même chose pour les voyages, je ne sais jamais où aller, ni quand ni comment, ce n’est jamais le moment. Ma femme me ressemble sur ce plan-là, il n’y en a pas un qui pousse l’autre. Bon, il y a bien un ou deux projets que l’on va réaliser un jour ou l’autre. C’est bien comme ça.

«Dessin politique, dessin poétique», une exposition collective, commissaire Frédérique Pajak. Vevey, Musée Jenisch, jusqu’au 24 février 2019.
Dernière publication: «Les ombres éblouissantes», 
Ed. Les Cahiers dessinés.

Par Jean-blaise Besencon publié le 27 novembre 2018 - 08:47, modifié 18 janvier 2021 - 21:01