«Nous étions assis ici, avec ma famille et nos voisins, en attendant que les bombes russes tombent. Ou pas.» Sans trémolos, Yegor Aushev désigne le recoin aux murs décrépis de son garage. Fin février, alors que l’armée russe pilonnait les banlieues de Kiev, le sous-sol de cet immeuble résidentiel de luxe s’est imposé comme un abri improvisé. «J’écrivais mes messages à même le sol, entre les voitures.» Mais il lui fallait sortir dans la rue pour les envoyer, au-delà des épais murs de béton. Une connexion peu commode pour lancer une cyberarmée. Mais, à chaque fois que Yegor Aushev captait une connexion éphémère, les réponses à son appel se déroulaient par dizaines.
Président de Cyber Unit Technologies, une boîte de cyberdéfense, Yegor Aushev a su trier et recruter les talents avec célérité. En quelques heures, une équipe était sur pied. «Des pros, se contente-t-il de préciser, unis par la motivation d’arrêter l’invasion.»
Qu’ont-ils fait précisément? «Je ne peux pas vraiment en parler», lâche-t-il avec un sourire malicieux sous sa barbe soigneusement taillée. Ce qui ne l’empêche pas de s’épancher en détail sur la manière dont son «armée» a installé des bots dans les réseaux de bancomats pour recenser tout retrait effectué depuis des comptes en roubles. Une manière d’identifier les potentiels espions et saboteurs infiltrés en Ukraine. Chaque alerte s’accompagnait d’une photo prise au guichet et de son emplacement, que Yegor Aushev s’empressait de transmettre aux autorités. «Je sais que plusieurs dizaines ont été arrêtés et que, effectivement, beaucoup étaient des Russes infiltrés pour préparer le terrain aux troupes d’invasion. Je recevais des centaines de notifications… Tous n’ont pas pu être neutralisés.»
Par une journée ensoleillée de la fin mai, Yegor Aushev se présente tout de noir vêtu. Pourtant, il se revendique «hackeur blanc», dédié au cyber «pour la bonne cause». «Moi et mes gars sommes juste des gens normaux: nous voyons des barbares débarquer chez nous pour tout saccager… J’ai une femme et deux enfants: évidemment que je veux arrêter les envahisseurs!» Ses mots sincères résonnent dans la rue, entre deux tours de luxe et un bâtiment stalinien en ruine.
«Des gens normaux», certes. Mais les spécialistes des nouvelles technologies, estimés à 200'000 personnes toutes catégories confondues, représentent bel et bien la classe la plus dynamique d’un pays encore stigmatisé par des archaïsmes post-soviétiques et un sens aigu du système D. Le secteur de la tech se porte si bien que, entre loi martiale et invasion, il a généré plus de 2 milliards d’exportations au premier trimestre 2022, soit une hausse de 25% par rapport à 2021. Une prospérité encouragée par l’Etat, qui a misé sur la digitalisation des services publics avec son programme «Ton pays dans ton smartphone».
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«Grâce à l’application DIIA, nos citoyens peuvent signer la plupart de leurs documents administratifs en ligne ou encore ouvrir un compte bancaire sur la base de leur photo de profil», expliquait à qui voulait l’entendre Mykhailo Fedorov, ministre de la Transformation digitale. Dans son esprit, il s’agissait de rationaliser l’usage des ressources de l’Etat et de lutter contre la corruption. A partir du 24 février, c’est tout naturellement qu’il a redirigé ses talents vers une guerre bien plus brutale. Tout en coordonnant plusieurs appels au soutien, notamment à SpaceX d’Elon Musk, il a par exemple créé la plateforme participative eVorog afin de recenser les mouvements de l’ennemi: plus de 300'000 internautes y ont contribué.
Un des centres de stockage de données de cet Etat digitalisé était en passe d’être mis en service au pied de la tour de la télévision, dans un quartier nord de Kiev. Un missile russe en a décidé autrement, le 1er mars. «Nous n’avons pas eu le temps de nettoyer les décombres», constate le brigadier général Yuriy Schychol, chef du service d’Etat pour les communications spéciales et la protection de l’information. En marchant avec prudence parmi les ruines, il garde un œil sur la structure noircie de la tour. «Elle tient le coup. D’une manière générale, la majorité de nos infrastructures de communication sont encore opérationnelles.»
Corollaire d’une ouverture politique et économique quelque peu chaotique depuis l’indépendance en 1991, on ne compte pas moins de 180 opérateurs de télécommunications dans le pays. «Impossible de couper l’internet, la télévision ou le téléphone en une frappe!» se félicite Yuriy Schychol. D’autant que «les concurrents d’hier se prêtent main-forte aujourd’hui» pour maintenir et réparer les 18'800 kilomètres de fibre optique du réseau national. La livraison rapide de plus de 11'000 Starlink, les récepteurs du réseau de satellites basse altitude de SpaceX, a garanti la connectivité des Ukrainiens depuis le lancement de l’invasion russe. Aucune des adresses quotidiennes de Volodymyr Zelensky n’a été interrompue. Et depuis la ville martyre de Marioupol, les derniers défenseurs bleu et jaune de l’usine Azovstal ont émis jusqu’à leur reddition, malgré des combats dévastateurs.
Au quatrième mois de l’invasion, c’est donc un Yuriy Schychol confiant qui décrypte les enjeux de la cybersécurité ukrainienne. Une problématique déjà ancienne étant donné que «nous sommes en guerre, a fortiori en cyberguerre, depuis 2014». Après plusieurs séries d’attaques DoS et de piratages, la paralysie temporaire d’une partie du réseau électrique, en 2015, a servi de sursaut pour intensifier la coopération avec le Centre coopératif de cyberdéfense de l’OTAN à Tallinn, renforcer les cyberdéfenses ou encore créer un centre d’apprentissage, UA30. «C’est un espace très jeune et très mixte», confie Maryna Sosiedska, assistante de Yuriy Schychol. «Trente pour cent des effectifs sont des femmes militaires, comme moi, poursuit-elle en réajustant son uniforme. Nous savons nous battre, aussi bien avec un fusil qu’avec un ordinateur.»
Une préparation qui a porté ses fruits: début avril, le groupe russe Sandworm s’en est pris à l’un des plus importants distributeurs d’électricité en Ukraine, sur un bassin de population de 2 millions d’habitants. Les équipes de Yuriy Schychol ont stoppé l’attaque, quelques secondes avant qu’elle ne cause des dégâts irrémédiables. «Nous sommes entraînés, motivés par la défense de notre pays et soutenus, à la fois par notre cybercommunauté mais aussi par les plus grandes sociétés tech du monde», assure-t-il. Dès le 24 février, Amazon, Microsoft ou encore Eset ont mis leurs informations et leurs compétences à disposition de l’Ukraine. Clearview AI, une start-up américaine célèbre pour son sulfureux logiciel de reconnaissance faciale, a aussi proposé ses services au ministère de la défense afin d’exposer les crimes de guerre de l’armée de Vladimir Poutine. «Le monde est avec nous, car notre ennemi commun est bien identifié», assène-t-il.
Les problèmes, bien sûr, se comptent en milliers. Mais à en croire le regard vif et les joues fraîchement rasées du brigadier général, les Russes n’ont plus la possibilité de lancer de cyberattaques massives. Celles-ci demandent «six mois de préparation, au minimum». L’ennemi en serait réduit à multiplier les offensives DoS, moins coûteuses. Si l’on déplore jusqu’à 270 attaques en une journée, aucune d’entre elles n’a impliqué une faillite du système décentralisé de cyberdéfense.
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Et sur les lignes de front militaires comme dans l’espace cyber, les Ukrainiens rendent coup pour coup. «A un moment donné, on m’a même demandé de lancer un appel public pour limiter les DoS sur les cibles russes», se rappelle Yegor Aushev. «Nos hackeurs n’avaient plus la possibilité de travailler sur des sites hors service!» pouffe-t-il en haussant la voix pour couvrir le son de sirènes avertissant de tirs de missiles. Là encore, c’est dans son smartphone que l’homme va chercher l’information: une application permet de voir de quelle direction vient le danger. «Cette fois, du nord. Mes fenêtres donnent plein sud donc je ne suis pas le plus concerné…»
Cet après-midi, aucun projectile ne s’abat sur Kiev. Les alarmes ont beau retentir plusieurs fois par jour, les terrasses de café se remplissent, peu à peu. La guerre est bel et bien visible dans les sacs de sable étouffant les statues historiques, les barricades autour de certains bâtiments publics ou encore les questions insidieuses de militaires fatigués au détour de check-points. Mais tout ici trahit le désir de s’adapter à cette situation inédite, d’aller de l’avant et de continuer à résister.
Un esprit qui anime la trentaine de militants du groupe Armiya SOS regroupés dans leur hangar poussiéreux sur le site d’une ancienne usine soviétique. «En 2014, nous étions quatre, se rappelle Oleksiy Savchenko. Après avoir participé à la révolution de la dignité sur Maïdan, nous avons assisté, impuissants, à l’annexion de la Crimée. Alors, quand le Donbass a plongé dans la guerre, nous avons intuitivement aidé nos combattants.»
Depuis, le groupe apporte une contribution essentielle à l’effort de guerre. En livrant «des classiques» comme des gilets pare-balles, des casques et des lunettes de vision nocturne. Mais aussi en développant Kropyva («ortie», en ukrainien), un logiciel Android d’orientation de l’artillerie sur la base d’informations recueillies par des drones d’observation et de cartes actuelles et précises. L’outil est essentiel et l’offre irrésistible: grâce à ses donateurs, Armiya SOS livre le logiciel intégré dans une tablette et, dans la plupart des cas, un drone.
Dans le hangar, la jeune Viktoria s’affaire sans relâche à ajuster des tablettes achetées dans le commerce. A raison d’une centaine de pièces par jour, elle peine à faire face à la demande. Dans la cour, un de ses collègues peint avec soin les ailes d’un drone Valkyrie, une autre spécialité d’Armiya SOS, capable de voler à 40 kilomètres de distance avec une autonomie de trois ou quatre heures. Depuis le 24 février, l’équipe est mobilisée jour et nuit.
En complément de Kropyva, le logiciel GIS Art, conçu par le développeur et blogueur Yaroslav Sherstyuk, permet d’attribuer une cible aux unités les plus proches: «une sorte d’Uber de l’artillerie», synthétise, sur Twitter, Trent Telenko, un ancien fonctionnaire du Département de la défense américain. Pour lui, la combinaison de ce logiciel révolutionnaire et de la connexion ininterrompue offerte par le réseau de satellites Starlink d’Elon Musk est «une garantie mortelle pour les Russes».
Dans les deux cas, les logiques sont similaires. Les logiciels sont développés par des citoyens dédiés à la cause, sans liens directs avec les institutions d’Etat. Leurs innovations sont peu onéreuses et permettent aux forces armées de réagir plus rapidement, avec plus d’autonomie et de précision. Les Russes, eux, «obéissent à une hiérarchie très lourde et privilégient des bombardements massifs pour créer un mur de feu», analyse Yevhen Maksymenko, un autre ingénieur IT, créateur de ComBat Vision, un logiciel de guidage des unités sur le terrain. «Nous avons moins d’hommes, moins de canons, moins de munitions. Il nous faut donc trouver des moyens de jouer à la souris contre l’éléphant moscovite, pour que chaque obus compte.»
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Sur son smartphone, la simulation de ComBat Vision ressemble à un jeu vidéo. Il suffit de faire glisser son doigt sur l’écran pour donner des ordres à ses unités et observer les changements de couleur en fonction du déroulement des opérations. Quand Yevhen Maksymenko l’a proposé au haut commandement en 2015, le logiciel était aussi perfectionné que ses équivalents américains ou israéliens. «Mais une fois la phase «chaude» de la guerre du Donbass passée, on s’en est désintéressé», avoue-t-il, dépité. «Notre armée pourrait être pleinement automatisée aujourd’hui. Mais le niveau d’attention de nos généraux est semble-t-il dépendant de la distance entre Kiev et les Orques» (référence populaire à l’armée du Mordor, dans Le seigneur des anneaux).
Un constat partagé par Dmytro Okhrimenko. «C’est à partir du 24 février que l’usage du drone s’est imposé comme une évidence, raconte ce jeune cinéaste. Mais un nombre incalculable d’engins ont été perdus au bout de quelques minutes par des gars qui ne connaissaient rien au pilotage…» En quelques jours, alors que lui-même a évacué Kiev pour se réfugier dans les montagnes de l’ouest, il crée une école avec ses partenaires de la société Dronarium. Dans l’ouest de l’Ukraine, ils trouvent une salle de cérémonies jusque-là dédiée aux mariages et fêtes de famille. Ils passent un appel pour recruter leurs premiers étudiants. Et depuis, ils enchaînent les cours.
«Nous préparons les gars à une guerre du XXIe siècle contre un empire du XXe siècle», estime Dmitri Slediouk, l’un des professeurs. Russophone de Kharkiv, il en dit peu sur son parcours d’avant-guerre. Mais son air placide et son bonnet retroussé lui donnent un air de gourou, prêt à dispenser la bonne parole en une formation de cinq jours. Ici, chacun vient avec son propre drone, des modèles entre 2000 et 5000 dollars. L’armée s’est beaucoup réformée, ces dernières années. Mais elle ne peut pas tout prendre en charge. En l’occurrence, l’Etat gère la division Aerorozvidka (observation aérienne) faite de drones militaires, tels que les engins turcs Bayraktar. Mais «il n’existe pas de case dans les tableaux budgétaires pour acheter des drones civils», confie Dmitri Slediouk. Une entrave administrative qui est aussi une invitation à la débrouillardise et à l’inventivité des Ukrainiens. «L’ours russe est lourd et lent. Nous répondons efficacement grâce à nos unités citoyennes mobiles et autonomes qui sont très similaires à la tradition suisse.» Par contre, ce qui manque aux étudiants, au bout de cinq jours de cours, c’est la pratique. «Pour cela, c’est directement sur le front, il n’y pas d’intermédiaire…»