De sa voix douce et flûtée, chaque semaine, Linda Bourget dénonce les scandales, fustige les marques qui ne jouent pas le jeu de la transparence face aux consommateurs, elle rassure aussi. Dans un monde où consommer n’a jamais été aussi simple et compliqué à la fois, elle est une porteuse de lanterne. La productrice n’est pas seule dans l’aventure: l’équipe d’«A bon entendeur» (ABE) compte une vingtaine de personnes, mais elle est le visage de cette émission culte, qui célèbre cette année ses 45 ans d’existence.
Linda Bourget a repris le flambeau qui lui a été passé par de nombreuses femmes avant elle: Catherine Wahli, Martina Chyba, Isabelle Moncada, Manuelle Pernoud, autant de journalistes qui ont marqué les esprits par leur rigueur et leur exigence.
L’exigence, Linda Bourget connaît cela très bien: avant de devenir journaliste, elle fut danseuse. Elle a été formée à l’Ecole de danse de Genève de Beatriz Consuelo, puis elle est entrée au Ballet Junior de Genève, un magnifique tremplin pour rejoindre une troupe professionnelle. Sauf qu’elle s’est arrêtée avant de faire le grand saut pour étudier le journalisme à l’Université de Fribourg.
Après avoir été journaliste économique puis cheffe de rubrique à «L’Hebdo» et correspondante parlementaire à Berne pour la Radio Télévision Suisse (RTS), en mars 2020, Linda Bourget est devenue la productrice puis la présentatrice d’«ABE». Mais comment animer en plein confinement la troisième émission la plus suivie, dont l’audience moyenne en 2021 était de 209 000 téléspectateurs? La productrice n’a rien lâché, travaillant dans des conditions précaires. Les Romands lui ont donné raison: l’une des émissions qui ont fait le plus d’audience fut celle du 31 mars 2020 sur le coronavirus et les stocks alimentaires, qui a passionné 321 000 téléspectateurs.
L’émission anniversaire du 14 décembre reconduira certains tests d’archives qui avaient fait grand bruit: celui sur la dangerosité des sièges pour enfants ou celui sur les kebabs qui contenaient du porc. Qu’en est-il aujourd’hui?
Linda Bourget a reçu «L’illustré» dans son appartement, à Marly, dans le canton de Fribourg. Dans son salon, le fauteuil Nemo signé Fabio Novembre, avec son dossier en forme de masque blanc, s’impose. Il y a un tel décalage entre ce regard vide et le visage si expressif de la journaliste…
Ce jour-là, Linda Bourget avait préparé de délicieux sablés aux amandes. Si elle avait dû passer les tests d’«ABE», elle se serait retrouvée en tête de classement.
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- Linda Bourget, qui êtes-vous?
- Linda Bourget: Je suis une femme de 41 ans, une vraie Suissesse bien dans son époque, une maman très heureuse d’un petit garçon de 3 ans. Je suis aussi une journaliste qui exerce son métier avec passion et humilité dans l’optique de mieux comprendre le monde et avec l’ambition folle d’aider les gens à le comprendre un peu mieux.
- Durant votre temps libre, à quelle passion autre que votre métier vous adonnez-vous?
- Mon petit bonheur, c’est de passer des heures le nez dans les casseroles à préparer des pâtisseries. Faire un caramel, une crème pâtissière, une meringue italienne, ça canalise toute mon attention, c’est quasi hypnotique! Ensuite, il y a le plaisir de partager ce qu’on fait avec les autres, j’adore. La cuisine, c’est très clairement ma seule compétence domestique.
- Dans quel environnement avez-vous grandi?
- J’ai un «petit» frère qui mesure une tête de plus que moi. On se voit peu mais je l’aime de tout mon cœur et j’ai beaucoup d’admiration pour l’homme qu’il est devenu. C’est un sage, posé, réfléchi… tout le contraire de moi avec mon impulsivité! Nous avons grandi dans un appartement de Romanel-sur-Lausanne, dans une famille simple et un milieu simple.
- Comment êtes-vous devenue Fribourgeoise de cœur?
- Quand j’ai bifurqué vers le journalisme, je me suis inscrite à l’Université de Fribourg, puisque c’est là que cette matière était enseignée à l’époque. Je n’y avais jamais mis les pieds et, au soir du premier jour de cours, je me suis juré de ne pas rester dans cette ville qui me semblait désespérément trop petite. Et puis j’ai rencontré des Fribourgeois. J’ai appris à connaître le lieu, la culture, et j’ai adoré. Au bout d’une année, j’y ai emménagé et je ne suis jamais repartie depuis.
- Vous avez une formation de danseuse. Qu’est-ce qui vous a donné le goût de devenir journaliste?
- Les décisions les plus importantes de ma vie, je les ai prises en cinq secondes. La danse, c’était ma grande passion, un truc fou et fort qui m’a permis de vivre des émotions d’une intensité inimaginable, mais, un jour, j’ai pris conscience que c’était fini. J’ai arrêté et je me suis demandé ce que j’allais faire comme études: de la biologie, des mathématiques, du journalisme? J’ai choisi de devenir journaliste et c’est devenu ma deuxième vocation. La seule chose de comparable entre la danse et le journalisme, c’est que l’on est soumis à l’approbation ou la désapprobation du public. Mais j’aime cette frontalité.
- Pensez-vous que cet art de la discipline vous a induite à ne jamais rien lâcher?
- Ce qui me reste de mes années de danse, c’est cette envie de vouloir progresser et de me considérer comme une éternelle élève.
- Toutes les semaines, vous entrez dans le salon des Romands. Qu’espérez-vous réussir avec cette émission?
- Le journalisme conso ne paie pas de mine: c’est très populaire, au sens noble du terme, mais en même temps complexe et nécessaire. Quand vous regardez la composition d’un paquet de biscuits, elle fait huit lignes et vous ne comprenez pas ce que représente la moitié des ingrédients! Nous vivons dans une société de consommation et nous avons besoin d’outils pour nous orienter.
- Votre rôle, c’est d’éclairer?
- Nous donnons des clés aux gens afin qu’ils comprennent ce qu’ils mangent, qu’ils soient sensibilisés à la question de la protection des données sur internet, nous les invitons à s’interroger sur l’impact de certains gestes sur l’environnement: lesquels sont pertinents? Nous avons fait une émission sur les plastiques biosourcés qui a montré de manière désolante que l’on ne pouvait pas les recycler! Aider les gens à ne pas se faire avoir, à comprendre ce qui se passe, c’est l’ingrédient de base de l’émission depuis sa création.
- Avez-vous déjà dû renoncer à traiter certains sujets à la suite de menaces?
- Non. Nous avons subi de fortes pressions juridiques lorsque nous avons commencé à nous interroger sur les pompes à chaleur, mais nous avons traité ce sujet comme nous l’entendions. «ABE» est l’une des productions médiatiques romandes les plus agressives: on attaque des marques et des entreprises pratiquement chaque semaine. Heureusement, nous sommes un service public et c’est notre garantie de qualité et d’indépendance.
- Cela implique aussi une méthodologie irréprochable.
- Nous suivons des protocoles de tests très précis et complexes qui ont été mis au point sur des décennies. Nous avons par exemple fait une émission sur les perturbateurs endocriniens que l’on retrouve dans les urines des enfants romands. On en a trouvé parfois en nombre assez élevé. Mais pour réaliser ces tests, il a fallu récolter les urines, les transporter dans des conditions adéquates, trouver le laboratoire qui puisse les analyser, s’entendre avec les parents sur le traitement des données. Tout cela relève d’un vrai savoir-faire.
- «ABE» couvre toutes les questions que les Suisses peuvent se poser, de la recette originale du cervelas aux vêtements seconde main, en passant par les taux de conversion du 2e pilier. Comment équilibrez-vous vos sujets?
- Cela se fait de manière assez naturelle. Il y a un bon mélange de générations et de personnalités parmi les membres de l’équipe et les propositions qui jaillissent sont assez complémentaires. L’émission sur le cervelas était la dernière de l’été. On voulait faire quelque chose de sympa, très ancré dans la suissitude, et parler de la qualité d’un produit culte. Les téléspectateurs n’ont pas envie qu’on leur dise tout le temps que tout va mal.
- Vous avez commencé la production d’«ABE» le 1er mars, juste avant le confinement. Comment avez-vous fait face?
- Il a fallu improviser. Il était essentiel que l’émission ne s’arrête pas. Nous avons travaillé avec des bouts de ficelle. Visuellement, c’était parfois très moche, mais les informations étaient utiles. Comment se procurer des masques, par exemple. Nous avons aussi réalisé un tutoriel pour apprendre à se coiffer quand les coiffeurs étaient fermés. Nous n’avions plus accès à l’outil de production: nous faisions la sonorisation dans nos voitures pour nous couper des bruits parasites, comme dans un cocon, en enregistrant les voix sur notre téléphone, puis nous envoyions le fichier au technicien qui faisait le montage tout seul chez lui. En tout cas, cela soude une équipe!
- Avec le covid, avez-vous changé vos habitudes de consommation?
- Je suis pendulaire depuis des années et j’avais l’habitude d’acheter un jus d’orange par-ci, un thé par-là. Je prépare désormais mes petites boîtes en plastique et mes boissons le matin. Et même si je n’ai jamais été une consommatrice compulsive, j’achète beaucoup moins.
- Quels changements d’habitudes avez-vous noté chez les consommateurs depuis le premier confinement?
- Dans un premier temps, on a observé un grand mouvement idéaliste: tout le monde voulait consommer local. Mais cet élan n’a pas duré. Nous avons eu des retours d’agriculteurs: ils ont eu une multitude de nouveaux clients pendant le confinement mais, par la suite, beaucoup sont repartis acheter dans les supermarchés. En revanche, les ventes en ligne ont augmenté, le bio a beaucoup progressé, tout comme le domaine de la livraison de repas à domicile, un service qui a pallié la fermeture des restaurants.
- Quel est votre sujet favori parmi ceux que vous avez traités?
- J’ai adoré produire l’émission «La fièvre de l’or», qui parlait aussi des conditions d’extraction dans les mines, avec un reportage au Burkina Faso. J’aime quand il y a une convergence entre nos placards et les grands enjeux économiques et géopolitiques. Nous avons également fait un sujet sur le coton: quand on achète un t-shirt, l’enjeu qui se trouve derrière, c’est le travail des Ouïghours. Nous aidons les consommateurs à comprendre les implications d’un acte d’achat. Ensuite, libre à eux de choisir en connaissance de cause.
- En quoi l’émission vous ressemble-t-elle?
- Je crois que c’est plutôt moi qui lui ressemble. J’aime les grands enjeux et les petites histoires, c’est exactement ce qu’on trouve dans «ABE». Des enquêtes sur des problématiques de fond et puis des histoires plus anecdotiques, presque drôles, mais qui ont tout de même du sens. Comme celle de la crème fouettée en bonbonne, à base de crème suisse mais conditionnée en Belgique ou en Italie, avant d’être vendue dans nos magasins.
- Avec Nathalie Christen et Simona Cereghetti, vous avez coécrit le livre «Schweizer Politfrauen», qui raconte l’expérience de 21 femmes politiques suisses. Cinquante ans après avoir acquis le droit de vote, les femmes doivent toujours se battre pour s’imposer en politique, mais imaginiez-vous que ce serait à ce point?
- Non. Les combats que doivent mener les femmes politiques pour prendre leur place ressemblent à ceux que toutes les femmes mènent dans leur quotidien, au travail, dans des milieux associatifs: être entendue, avoir une voix qui compte, avoir confiance en soi, se dire que son idée est bonne, ne pas avoir l’impression que les autres en savent plus. Les femmes politiques doutent beaucoup, or le système politique répond à des codes qui excluent le doute. Elles doivent parler fort, être sûres d’elles, aller au front, s’exposer médiatiquement, taper dur sur l’adversaire pour prendre le dessus et le «pousser» pour prendre sa place. Et ce n’est pas facile pour ces femmes, qui ont eu peu de modèles féminins arrivées au sommet. Elles doivent encore tracer le chemin.
- Est-ce que la politique pourrait vous intéresser plus tard?
- Je ne fais plus le grand écart (rires)! C’est peut-être pompeux de dire cela, mais je pense que le journalisme est l’un des piliers de la démocratie et je suis bien où je suis.
- Savez vous quel était le thème de la première émission d’«A bon entendeur»?
- Le prix des garages. Si vous m’aviez demandé le thème de la deuxième émission, je n’aurais pas su répondre (rires). Nous nous sommes plongés dans les archives pour faire l’émission anniversaire, mais nous n’avons pas pu tout regarder.
- Que souhaitez-vous à «ABE» pour son 45e anniversaire?
- Je souhaite que cette émission dure encore longtemps et reste en prise avec son public en Suisse romande, qu’elle soit ancrée sur le territoire et proche des gens. Nous sommes là grâce à et pour le public.