Une femme mystérieuse disparaît. Lily Safra s’est éteinte le samedi 9 juillet à Genève. Elle emporte avec elle ses souvenirs et ses secrets. A 87 ans, celle qui a été surnommée «la femme d’or» a vécu mille vies et son destin pourrait nourrir plusieurs romans et séries TV. A Genève, étrangement peu de gens la connaissaient, tant elle avait ici une existence discrète. Elle préférait habiter dans une de ses nombreuses maisons, particulièrement à Londres, mais aussi à New York ou encore à la Villa Leopolda sur la Côte d'Azur.
Son nom s’est retrouvé dans la lumière de l’actualité le 3 décembre 1999. Ce jour-là, son mari Edmond finit étouffé dans la panic room de son luxueux appartement de Monaco avec son aide-soignante. Son autre infirmier, Ted Maher, aurait déclenché un incendie pour terroriser le vieil homme et apparaître comme le sauveur d’une situation désespérée. Problème, le banquier, qui craignait pour sa vie à la suite de menaces de la mafia russe, refusera de sortir de son refuge, craignant pour sa vie. Lily, qui dort dans une autre suite que son mari, est évacuée par ses gardes du corps. Ce qui donnera naissance à des conjectures de la part de la presse avec des articles remettant en cause la version officielle de la mort du banquier. Certaines questions restent ouvertes. Pourquoi l’infirmière n’a-t-elle pas d’elle-même tenté de s’échapper de la pièce où elle finira asphyxiée, comme Edmond? Ted Maher, qui a toujours clamé son innocence malgré sa condamnation, a-t-il été manipulé? Le service de sécurité, bizarrement absent à un moment décisif, a-t-il été assez vigilant?
Les anciens du Mossad auront accompagné la dame si distinguée tout au long de sa vie. Comme en ce lundi 11 juillet 2022 alors qu’ils patrouillent autour de la synagogue Beth-Yacoov de Genève pendant que s’y déroule la cérémonie en son nom. On reconnaît l’avocat Marc Bonnant, qui a servi les intérêts de la famille. Il témoignera de son admiration pour cette personnalité «exceptionnelle à tous égards». Selon «Forbes», sa fortune pèserait quelque 1,3 milliard de dollars, faisant d’elle l’une des femmes les plus riches du monde. Lily Safra possédait de nombreux biens en direct ou à travers la fondation du nom de son mari, comme à la rue du Rhône à Genève, notamment, le bâtiment qui abrite le magasin Louis Vuitton.
«C’était une femme petite et menue, ce qui n’indiquait en rien son très fort caractère», confie une connaissance. Et pour cause: Lily Safra est née Brésilienne, elle a eu trois maris avant Edmond Safra – dont un qui s’est suicidé – et elle n’est restée que quelques mois avec l’avant-dernier afin, semble-t-il, de rendre fou de jalousie le banquier. Ce dernier, qui finira par lui demander sa main, n’avait pourtant pas l’habitude de perdre son sang-froid. Véritable légende de la finance, Edmond Safra – dont la famille est originaire d’Alep, en Syrie – a bâti une fortune colossale à la tête de la Republic National Bank of New York, qu’il vendra à la fin de sa vie au groupe HSBC.
Pour un observateur qui les connaît de l’intérieur, «les Safra souffrent d’une malédiction: si leurs affaires se portent toujours bien, il y a toujours eu beaucoup de drames au sein de leur famille». Il y a notamment cette scission entre les frères, dont une partie – très établie au Brésil – a pris pied en Suisse avec un autre établissement bancaire quand Edmond est décédé pour donner aujourd’hui la Banque J. Safra Sarasin.
Lily a beau venir du même pays, entre elle et sa belle-famille, le courant n’a jamais passé. Elle sera toujours vue comme une jet-setteuse qui a profité de l’argent de son mari pour mener une vie de luxe et de plaisirs. Les deux se sont mariés en 1976 lors d’une cérémonie très glamour à laquelle participaient Ronald et Nancy Reagan ainsi que l’Aga Khan. La presse anglo-saxonne rapporte que le couple vivait au début des années 1980 dans un New York en pleine effervescence, entouré de personnalités d’exception comme Aristote Onassis, le danseur Mikhaïl Barychnikov ou encore Frank Sinatra.
A l’opposé, ceux qui la connaissaient de près ces dernières années voyaient surtout en elle une formidable philanthrope qui a soutenu des centaines de causes à travers le monde. «Une femme avec un sens de l’accueil extraordinaire, relate un proche. Mais quand vous déjeuniez avec elle, si vous aviez trois minutes de retard, elle vous appelait pour savoir ce que vous faisiez. Gentille, accueillante, mais surtout très déterminée.» Très active dans la communauté juive de Genève, mais aussi bien au-delà, ouvrant «des centaines de synagogues», selon Me Bonnant, et soutenant des universités et la recherche contre le parkinson, maladie dont Edmond était atteint. Son dernier don qui avait fait beaucoup parler d’elle? Pas moins de 10 millions d’euros pour la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Elle a aussi connu son lot de drames, en particulier la perte de son fils et de son petit-fils dans un accident de voiture en 1989.
Lily comptait parmi les intimes des plus grands noms de la haute société européenne. Taper son nom dans Google, c’est la voir au bras d’Elton John, du prince Charles (elle a assisté au mariage de Kate et William), de Nicolas Sarkozy ou encore d’Alain Delon. A Genève, elle formait un duo amical inséparable avec Anita Smaga. Cette figure de la mode a longtemps détenu les boutiques parmi les plus chics de la ville. «L’une terminait les phrases de l’autre, une telle complicité est rare», note Marc Bonnant. Mais l’amour de sa vie, selon l’avocat, était bel et bien Edmond, avec qui elle vivait un amour aussi intense que discret dans la Villa Leopolda, sur la Côte d’Azur, connue pour être une des maisons les plus chères de la planète.
Cette ancienne demeure du roi des Belges Léopold II à Villefranche-sur-Mer avait été vendue à Mikhaïl Prokhorov, un oligarque russe qui, secoué par la crise financière de 2008, avait tenté de faire annuler la transaction. Lily a gagné son procès contre lui, et récupéré l’avance que l’indélicat lui devait pour l’offrir à des œuvres de charité. Son histoire est jalonnée de tels gestes, comme la vente pour des charités de sa collection de bijoux, dont certains signés JAR (du nom du génial et très exclusif joaillier américain), pour près de 40 millions de dollars en 2012 ou l’achat d’œuvres d’art comme «L’homme qui marche» de Giacometti, acquis pour plus de 100 millions de dollars en 2010. Quant à l’appartement où Edmond est décédé, il appartient aujourd’hui à l’oligarque Dmitri Rybolovlev, propriétaire de l’AS Monaco. Lily, elle, repose désormais au cimetière de Veyrier auprès de son mari.