Les années 2000, à l’affût du moindre dérapage politiquement incorrect, sont parfois éprouvantes pour les boomers, qui se souviennent avec nostalgie de la liberté de pensée et de parole des années 1970. Pourtant, se replonger dans la presse romande de l’après-Mai 68 permet de vérifier que cette indéniable libération en marche ne profitait pas à tout le monde. Les vieux carcans moraux restaient étouffants pour les minorités, particulièrement les homosexuel(le)s.
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La première occurrence du mot «homosexualité» dans L’illustré ne date que de 1949. Il s’agit d’une interview d’un juge militaire vaudois. Le journaliste demande s’il a dû traiter d’affaires de mœurs: «Quelques-unes, hélas, répond le colonel. Attentats à la pudeur, homosexualité, etc.» En 1954, dans une rubrique de brèves internationales, on peut lire ce minable articulet: «L’homosexualité devient une maladie à la mode en Grande-Bretagne. Le monde des invertis augmente dans des proportions alarmantes. A tel point que le gouvernement britannique a décidé de créer une commission parlementaire chargée d’enquêter sur les causes du fléau.» Cela fait pourtant douze ans déjà que la Suisse a dépénalisé l’homosexualité, contrairement au Royaume-Uni. Mais cette prose glaçante dans notre magazine démontre que l’homophobie décomplexée était encore la norme en Romandie.
Le qualificatif «homosexuel» n’apparaît dans «L’illustré» qu’en 1959. Mais il ne s’agit que de relayer une rumeur sur un personnage très éloigné de nos Alpes immaculées et viriles: le général Kassem, homme fort de l’Irak à cette époque, qui venait d’échapper à un attentat. Quant au mot «lesbienne», il ne surgit qu’en 1969, dans une critique, plutôt positive, de la journaliste Renée Senn du nouveau film de Robert Aldrich, Faut-il tuer Sister George?, qui traite des amours féminines. L’article est intitulé «Des femmes qui osent s’aimer» (!). Le mot «lesbienne» n’apparaît qu’à une seule reprise, dans une légende photo, comme pour rappeler que tout cela n’est quand même pas très convenable: «L’actrice Susannah York a été affolée par la perspective de représenter une lesbienne à l’écran.»
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Avant ces tardives, rares, parfois haineuses mentions, le grand hebdomadaire de Romandie n’avait pas consacré, depuis son lancement en 1921, la moindre ligne (ni photographie) sur l’homophilie, comme on disait volontiers à l’époque. Rien ainsi sur la dépénalisation, plutôt avant-gardiste, de l’homosexualité en Suisse en 1942. Rien non plus sur le journal Der Kreis fondé par deux lesbiennes suisses en 1932, une revue qui sera pourtant longtemps un modèle et un bol d’air frais pour les communautés gays du monde entier. Rien encore sur la terre de refuge que notre pays offrit aux homosexuels allemands persécutés puis victimes d’un génocide par les nazis. Rien enfin sur le meurtre pourtant retentissant du compositeur suisse Roland Oboussier par un jeune prostitué à Zurich en 1959.
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Nos recherches dans la presse quotidienne de la première moitié du XXe siècle confirment que notre société refoulait alors tout ce qui n’était pas strictement hétéro. On n’y traite de l’homosexualité que lorsqu’elle est une composante d’une affaire criminelle ou d’un scandale. Le ton utilisé transpire le mépris, voire le dégoût. Et la presse romande de gauche se pince le nez au moins aussi fort que sa concurrente de droite face à cette «maladie mentale».
Mais revenons à notre hebdomadaire préféré: l’article vraiment fondateur de la thématique homosexuelle date de 1973. Intitulées «Les homos», ces quatre pages, signées sous le pseudo Pepita Fischlin, prétendent informer le lectorat sur ce phénomène de société désormais incontournable. C’est sans doute l’archive sociologiquement la plus passionnante et la plus inconfortable. Le (ou la) journaliste anonyme réalise de courtes interviews sensationnalistes d’homosexuels parisiens, dont un qui n’a que 14 ans. Il collecte, pour reprendre ses propres termes, des «témoignages explosifs, mais sincères, d’une brutale franchise, confus parfois».
Certaines des questions sont préhistoriques: «Tu éprouves un certain dégoût à l’égard du sexe féminin?» Certaines réponses, en forme de repentir, semblent peu crédibles. Enfin, un «remarquable» psychiatre genevois commente, anonymement lui aussi, ces témoignages. Son discours est constamment en porte-à-faux, à la fois pathologisant et tolérant vis-à-vis de l’homosexualité. Il se termine par la promesse d’une possibilité de «relation hétérosexuelle satisfaisante» si l’homosexuel se fait aider par un psychiatre.
Deux ans avant cet article ambigu, un Temps présent, hésitant lui aussi entre les préjugés et la tolérance, avait traité la question à la télévision romande. A la rédaction de L’illustré, cinq ans après Mai 68 et quatre ans après la fameuse révolte gay de Stonewall contre les persécutions policières à New York, il n’était plus possible d’ignorer une réalité concernant au moins 5% des citoyens. Mais cette première tentative d’enquête approfondie confirme que les minorités sexuelles étaient encore considérées comme des ghettos interlopes plutôt que comme des communautés égales en tous points à celle, majoritaire, des hétérosexuel(le)s.
En fait, il faudra attendre le 28 mars 1984 pour que L’illustré se fende d’un article magnifique, d’une vraie déclaration des droits des LGBT à vivre leur vie en paix. Son auteur, notre ancien et regretté collègue Francis Gradoux, fait preuve d’une lucidité visionnaire. Il donne abondamment et intelligemment la parole à des homosexuel(le)s, mais il prend aussi parti lui-même en rappelant notamment que l’orientation sexuelle n’est pas un choix. Après cet article lumineux, L’illustré fera du journalisme et non plus de la morale dans ses articles, toujours plus nombreux au fil des ans, sur les LGBT.