On ne rencontre pas tous les jours une centenaire alerte, enjouée, au verbe franc et choisi. A 108 ans, Lilian Clerc croque encore chaque jour avec appétit. Doyenne du canton de Vaud, elle fait la fierté des siens comme de la Fondation Bois-Gentil, à Lausanne, où elle réside, et se moque de son âge comme de l’an quarante. «Aux chiffres, je préfère les lettres, confie-t-elle. Elles m’intéressent toutes. Je suis une grande lectrice. Lire, cela vaut quand même mieux que regarder la télé…» Et vlan!
Pour bien réaliser ce qu’une vie de 108 ans représente, songez qu’au moment où les Américains ont largué la bombe atomique sur Hiroshima, en août 1945, Lilian Clerc avait déjà 32 ans! Vertigineux.
Son ouïe péclote un peu, ce qui est bien normal, mais la vivacité d’esprit est intacte. Quant au regard, il pétille. Responsable de l’animation socioculturelle à Bois-Gentil, spécialiste en sociologie du vieillissement, Florent Puppis la connaît bien. Voilà dix ans que ce Belfortain la côtoie: «Madame Clerc est une personnalité unique, passionnante. C’est une indomptable! L’an dernier, alors qu’elle sait qu’elle ne peut aller chez la coiffeuse qu’accompagnée – c’est la règle –, elle a voulu s’y rendre seule… Elle a fait une chute et s’est brisé le col du fémur. A cet âge-là, beaucoup dépérissent après une telle blessure. Pas elle! Elle a repris le dessus. Elle a aussi surmonté le covid. Elle m’épate.»
Un phénomène, Lilian Clerc? Pour l’appétit de vivre, oui. «Ma chance, c’est d’avoir conservé la mémoire et la santé», dit-elle. A sa connaissance, la longévité n’était pourtant pas une singularité familiale. «Maman a eu besoin de soins toute sa vie. Ma sœur aînée est décédée vers 85 ans. Non, vraiment, je ne sais pas pourquoi cela m’est arrivé à moi…» Sa curiosité, sa gaieté, son caractère fort et indépendant ont dû jouer un rôle. «J’ai toujours été aventureuse, confie-t-elle. Enfant, je n’étais ni facile ni obéissante. J’aimais bouger.» Une nature.
A l’hiver de sa vie, elle garde foi en l’existence. «La mort? Je m’en fiche complètement. Je n’y pense pas. Je vis au jour le jour.»
Elle est arrivée volontairement à Bois-Gentil, le 16 février 2007. Désormais syndic retraité de Saint-Sulpice (VD), son fils unique, Alain Clerc, 78 ans, raconte: «Mes parents n’ont pas voulu se quitter. Quand papa est tombé malade, on a dû l’hospitaliser et ensuite, comme maman ne pouvait plus s’en occuper seule à la maison, il est venu ici et maman l’a accompagné. Ils sont restés ensemble jusqu’à son décès, au bout d’un mois. Ensuite, maman a choisi de rester.» Dans ses yeux, de l’admiration, de la tendresse aussi.
Lilian Clerc a la nostalgie de sa jeunesse sportive. «J’étais une touche-à-tout: basket, hockey sur terre, natation, etc. Toujours avec le Stade-Lausanne. Moi, j’étais du Stade!» Elle faisait aussi du vélo et, l’hiver, du ski. Dans les années 1930, les remontées mécaniques n’existaient pas. «Pour pouvoir profiter des descentes, il fallait d’abord monter les crêtes, skis sur l’épaule. J’en ai eu, des ampoules aux pieds!» Elle éclate de rire.
Sportive donc, svelte et jolie – on y reviendra –, elle n’était pourtant pas un ange. Ses vices? La cigarette, qu’elle abandonnera vite par égard pour son époux, non fumeur, «un p’tit verre à table» également, jusqu’à aujourd’hui.
Sa vie débute en Grande-Bretagne. Un père suisse, une mère anglaise à la santé précaire, une sœur aînée. Elle voit le jour le 22 août 1913 à Folkestone, ville côtière du Kent où débouche aujourd’hui le tunnel sous la Manche. «Mes parents étaient des gens modestes. Maman souffrait de périarthrite. Elle était lourdement handicapée. Aussi, quand je suis née, ma grand-mère maternelle s’est installée chez nous.»
Lilian Clerc n’a rien oublié. «Nous habitions au 66 Mid Road, précise-t-elle en anglais, sa langue maternelle. Pour aller à l’école, je traversais Radnor Park, qui était un parc en terrasses. L’école était juste à côté. En bas, il y avait un petit ruisseau où j’allais barboter malgré l’interdiction de mes parents. Ma sœur aînée était sage comme une image. Moi, tout le contraire: un ouragan!»
Quand la Première Guerre mondiale éclate, Lilian est bébé. Un souvenir l’a pourtant marquée. «Mes parents avaient recueilli un soldat belge qui s’était évadé. Il m’a offert un ours en peluche. J’avais 3 ans, mais je n’ai pas oublié.» Un autre jour, la petite furie échappe à la vigilance de la maisonnée. «On habitait loin du bord de mer, mais je me suis sauvée pour aller voir les bateaux. Mes parents étaient aux cent coups. Un voisin m’a aperçue au port, assise par terre, et les a avertis. Je voulais m’embarquer!»
Le départ d’Angleterre se fera en deux temps. «Papa avait le mal du pays. Parti en Suisse pour les vacances, il n’a plus voulu revenir.» En 1921, la famille, réunie, quitte Folkestone pour Lausanne, via Londres et Paris. «Ma grand-maman est restée là-bas. Nous nous sommes installés avenue de La Sallaz, au Liseron – une maison qui n’existe plus. Il y avait un verger avec un cèdre et un pommier. Qu’est-ce que j’aimais grimper aux arbres!» Son visage s’illumine. A l’école, cependant, la petite «Anglaise» peine à s’intégrer. La faute à la langue. A une maîtresse intolérante, aussi.
Son père est chauffeur de cars d’excursion. Il véhicule les touristes. «Je lui demandais constamment s’il pouvait m’emmener. Grâce à lui, j’ai beaucoup bougé. On a fait le Saint-Bernard, le Simplon. Les routes alpines n’étaient pas goudronnées. C’était une aventure!»
«J’ai ce côté explorateur en moi, poursuit-elle. Si je le pouvais, je voyagerais encore. J’irais en Afrique. Rien de mieux que voyager pour enrichir sa vie. Ce qui m’a manqué, c’est des moyens pour filer au bout du monde. On partait en famille à vélo. On grimpait les cols, dans la neige. Avec mon mari, on a fait le tour de la Suisse à bicyclette.» Par la suite, en voiture, en train, elle a visité la France, l’Italie, la Grèce, la Scandinavie, le Maghreb. «Le pays le plus lointain où je suis allée? L’Egypte. On avait fait une croisière en mer Rouge.»
En un siècle, Mme Clerc a vu apparaître d’innombrables progrès technologiques. Du téléphone à l’ordinateur, de l’automobile à la navette spatiale, le TGV, l’avion, la télévision, tout l’électroménager. Elle ne s’en émeut guère. «Vous savez, je n’ai jamais été très «machines.»
Adolescente, Lilian est blonde, grande, ravissante. Un physique à la Jean Harlow. Un jour qu’elle réclame davantage d’argent de poche à son père, ce dernier, qui travaille dur pour payer les frais médicaux de sa femme, lui répond: «L’argent ne tombe pas du ciel. Gagne ta vie!» Elle le prend au mot. «Je me suis débrouillée. Il y avait une maison de couture située sur l’avenue de Rumine. J’y suis allée. On m’a recrutée comme mannequin.» Les modèles ne font toutefois pas encore fortune, mais elle gagne en indépendance. Son premier emploi stable, elle l’obtient chez Kaiser, une papeterie lausannoise.
Dans l’intervalle, elle a fait la connaissance d’Henri, l’homme de sa vie. «Je l’ai rencontré grâce à un copain apprenti peintre-décorateur dont les parents vivaient dans le même immeuble que nous. Les fins de semaine, on se retrouvait en bande entre voisins. Un jour, ce copain m’a présenté Henri. Il était pas mal, très élégant. Coup de foudre! On ne s’est plus quitté.» Après s’être fréquenté pendant cinq ans, le couple se marie à Lausanne en 1937.
Lilian Clerc se sentira-t-elle jamais femme au foyer? Sa moue dit non. Le souvenir de la naissance d’Alain lui redonne le sourire. «J’étais si heureuse, avoue-t-elle. J’avais fait plusieurs fausses couches. C’était pénible. Mon fils m’a ensuite donné deux magnifiques petits-fils, puis sont arrivés une arrière-petite-fille, un arrière-petit-fils et une arrière-petite-fille de cœur.» Une famille unie.
La doyenne des Vaudois(es) a travaillé toute sa vie, par choix. Fière d’avoir été une femme active. Après son emploi en papeterie, elle a repris la gérance d’un kiosque situé à la gare de Lausanne, jusqu’à la retraite. «Ma clientèle était constituée de fidèles, des anglophones notamment, et de gens de passage que je voyais arriver en train, puis grimper le Petit-Chêne à pied. Je me souviens d’un pénible qui venait d’Epalinges… Mon kiosque était situé devant la gare.» Parmi les magazines, dès le début: «L’illustré» (né en 1921, ndlr), qu’elle lit encore fidèlement.
A 108 ans, Lilian Clerc avoue que le monde d’aujourd’hui ne lui plaît guère: «Je ne l’aime pas. Dans le temps, les gens étaient plus proches, plus unis. On s’écrivait de jolies lettres… On faisait avec peu.» Et le monde de demain? «Pour être franche, ça m’est un peu égal. Ce n’est pas maintenant que je vais me projeter dans l’avenir.»
Lilian Clerc, témoin du siècle
Née en Grande-Bretagne il y a cent huit ans, la doyenne officielle du canton de Vaud a accepté qu’on lui soumette une série de photos d’événements et de personnalités qui ont marqué le siècle écoulé. Elle réagit avec toute sa spontanéité.
La guerre 1914-1918:
«Je me souviens des bombardements. Boum! Boum! Les Anglais tiraient pour aider les Français et empêcher les Allemands de traverser la Manche. A chaque alerte, on descendait à la cave… J’ai ce souvenir. Je me rappelle aussi que la troupe était stationnée à Douvres, à côté de Folkestone, où nous habitions après ma naissance.»
6 août 1945, Hiroshima:
«La bombe atomique. Ouh là… J’avoue que là, oui, j’ai eu peur. Je me souviens qu’on en parlait entre amis et qu’on se disait que cela pouvait être la fin du monde. C’était vraiment quelque chose de très impressionnant à l’époque.»
2 juin 1953, couronnement d’Elisabeth II:
«Oh, la Queen! C’était le jour de son couronnement, non? Vous savez, Elisabeth II est plus jeune que moi. Quel âge peut-elle avoir aujourd’hui, 90 ans, 92 ans? (On lui souffle qu’étant plus âgée que la reine, celle-ci lui devrait le respect. Elle rit.) Je ne me mettrais pas à genoux devant elle.»
22 novembre 1963, assassinat de JFK:
«Kennedy. Lui, je l’aimais bien. Son assassinat a été une chose vraiment affreuse. Où était-ce, déjà? (Son fils lui dit: «A Dallas, maman!») Ah oui, Dallas. Et en quelle année? En 1963? Ce dont je me souviens, c’est qu’on a appris sa mort à la radio et que ça a été un choc.»
20 juillet 1969, Apollo 11 sur la Lune:
«Oui, ça, c’est quand ils sont allés sur la Lune. Les Américains. Cela ne m’a pas plu de voir le drapeau des Etats-Unis planté là-haut. J’aurais préféré que ce soit le drapeau britannique: l’Union Jack!»
27 septembre 1981, le premier TGV:
«J’aimais bien le train. J’aurais aimé voyager davantage… Je ne suis jamais montée dans le TGV. Vous savez, la première fois que j’ai pris le train, on est passés par Paris, où on a dû changer. C’était en 1921, quand mes parents ont quitté l’Angleterre. J’avais 8 ans.»
11 février 1990, Mandela libéré:
«Lui, c’est Nelson Mandela, un homme qui voulait la paix, comme Gandhi avant lui, un homme de bon vouloir. J’aime bien son sourire. Saviez-vous que les Anglais se sont battus en Afrique du Sud? C’était bien avant…»
11 septembre 2001, World Trade Center:
«Ouh là là… l’attentat contre les tours jumelles de New York. Ils en ont beaucoup parlé dernièrement à la télé, parce que c’est arrivé il y a vingt ans, je crois. Je ne suis jamais allée à New York.»