Elle ne dit jamais minorité, préférant parler de personnes issues de la diversité. Les mots sont importants. Venue de la scène musicale, maman épanouie d’Elias et d’Aïden, Licia Chery se lance dans l’édition de livres éducatifs. Trois tomes des «Aventures de Tichéri» sont déjà sortis, publiés en français, en allemand et en anglais. L’ambition? S’emparer de thèmes préoccupants pour les enfants (harcèlement scolaire, maladie, etc.) avec le souci de refléter la diversité propre à la société suisse d’aujourd’hui. Licia Chery aborde ainsi le racisme à travers son vécu. Oui, il y a du racisme en Suisse. C’est incontestable. Dans «Corps noir», texte sublime rédigé lors d’un séjour à Loèche-les-Bains (VS) en 2014 et publié cette année chez Zoé, l’écrivain afro-américain Teju Cole, 48 ans, nous éclaire: «Etre un étranger, c’est être regardé, mais être Noir, c’est être regardé entre tous.» A méditer.
- Licia Chery, vous animez depuis 2020 le jeu «C’est ma question» sur RTS 1. Un détour par les réseaux sociaux révèle que, dès vos débuts, vous avez été la cible de commentaires racistes.
- On ne m’a pas épargné grand-chose, c’est vrai. J’ai essayé de comprendre, puis j’ai pris du recul. Aujourd’hui, je ne suis plus dans la colère. Je ne lis plus les commentaires sur Facebook. Je me dis que je ne comprends pas et puis voilà. Je témoigne d’une réalité. Les gens en font ce qu’ils veulent.
- A vous entendre, cela ne servirait à rien de dénoncer, d’expliquer?
- Parfois, malheureusement, ça ne sert à rien, non. Trop de gens sont coincés dans des stéréotypes. Ils interprètent tout à travers un prisme déformant et donc ça ne mène nulle part.
- Le racisme est pourtant bien présent en Suisse.
- Complètement.
- «Les aventures de Tichéri», que vous publiez aux Editions Visibles, constituent-elles une tentative de briser les stéréotypes?
- Oui. Je l’ai déjà fait avec «Noir en couleurs» (Ed. Favre, 2021), un récit historique. L’objectif était de raconter l’histoire sous un autre angle et non de manière eurocentrée comme on en a l’habitude ici. Comme j’aime à le dire, à l’époque, aucun journaliste n’attendait les esclaves à quai en Haïti pour leur demander comment s’était passée la traversée et ce qu’ils avaient ressenti. Le point de vue des personnes esclavagisées n’est jamais restitué dans le récit historique.
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- C’est un problème s’agissant de l’enseignement de l’histoire, non?
- Bien sûr, mais je ne blâme pas les enseignants pour autant. Ils suivent le programme. Dans «Noir en couleurs», le récit historique est inversé. Quand j’évoque Napoléon, je ne le fais pas à la manière française, mais comme les Haïtiens le perçoivent. C’est très différent. Plein de gens ignorent par exemple qu’avant Waterloo il y a eu la bataille de Vertières, où l’armée napoléonienne, la plus grande du monde, a été défaite par d’anciens esclaves. Cet épisode est tu dans les écoles.
- Pourquoi, parce qu’il ne cadre pas avec le récit français?
- Exactement. C’est important, je trouve, d’avoir différents points de vue quand on aborde l’histoire. Ce qui m’attriste, c’est que je n’ai pas eu le moindre papier pour ce livre dans la presse romande. Aucun. Rien. Pour moi, c’est significatif.
- On ne veut pas questionner notre récit historique?
- Non.
- Pourquoi, à votre avis, y a-t-il si peu de débats autour du racisme en Suisse? Serait-il différent de celui qui sévit en France?
- Non, il est pareil, mais en Suisse, il y a une pudeur qui est plus prononcée. Sauf le soir où, à l’Euro, Mbappé a manqué son pénalty à l’issue du match Suisse-France. Les commentaires raciaux qui l’ont visé, lui, métis de surcroît, étaient insupportables. Quelqu’un, je me souviens, avait écrit: «Au temps de l’esclavage, il se serait pris les coups de fouet qu’il mérite.» Vous réalisez? Il y a dans notre pays cette idée fausse qu’il n’existe aucun lien entre la Suisse et la colonisation. Beaucoup de gens se mentent en pensant que la Suisse n’est pas concernée.
- L’argument selon lequel la Suisse, pays multiculturel, serait moins perméable au racisme tient-il?
- Malheureusement non. Ce qui me frappe, c’est qu’en Suisse le racisme est un non-thème et c’est précisément pour cette raison que je pense qu’il est intéressant de le mettre sur la table. Les gens adorent dire que ces questions sont compliquées. En réalité, c’est assez simple. Ce que j’ai fini par comprendre, c’est qu’il arrive toujours ce moment où l’on attend que tu te plantes pour te rappeler que tu «n’es qu’un Noir», que c’était «couru d’avance»… Ce que ça sous-entend? Qu’on veut bien vous accepter à condition que vous effaciez un petit peu qui vous êtes vraiment. Vous pouvez être là, mais il ne faut pas trop revendiquer que vous êtes Noir. Il ne faudrait pas vous croire trop Suisse non plus. N’en faites pas trop et ça ira. En gros, soyez comme on aimerait que vous soyez.
- Unique animatrice noire d’un jeu télé sur la RTS, comment avez-vous reçu le déferlement de haine sur les réseaux?
- Au début, je prenais tout très personnellement. Chacun a le droit de formuler un commentaire négatif. Cela fait partie du job, on ne peut pas plaire à tout le monde. Moi, ce qui m’a blessée, c’est l’aspect répétitif de certaines critiques. C’était très compliqué. Je recevais des tas de messages de gens qui s’adressaient à moi comme s’ils me connaissaient, me donnant des conseils comme: «Tu devrais arrêter de faire ci ou ça.»
- En vous tutoyant, bien sûr?
- Oui, bien entendu.
- Cela n’a rien d’anodin. On imagine mal ces gens s’adresser à Philippe Revaz en le tutoyant...
- Non, c’est certain. J’ai très vite compris qu’il y avait beaucoup de racisme derrière des critiques complètement vides de sens, genre «elle respire trop fort», «elle fait semblant d’être heureuse», «elle sourit trop», etc. Au fond, c’était une manière de dire: elle prend trop de place, elle devrait plutôt s’excuser d’être là. Merde à la fin!
- L’un des bons côtés de votre rôle public, c’est l’influence positive que vous exercez sur toutes les petites Suissesses et notamment les fillettes noires rêvant de faire de la télé.
- Oui, la représentativité est très importante. On doit pouvoir s’imaginer.
- Dans «Les aventures de Tichéri», vous employez un terme identitaire peu courant, celui d’«Afropéenne».
- Oui, parce que, souvent, on m’a qualifiée d’Africaine. Or, moi, je suis Haïtienne. Je ne renie pas mes origines africaines, parce que c’est en effet de ce continent que sont partis mes ancêtres contre leur gré. Je ne renie rien de mon histoire. Je suis Haïtienne et Afropéenne. Afrodescendante, mais née en Suisse et vivant en Europe.
- Et Genevoise!
- Ben oui! Tichéri est une enfant d’aujourd’hui et en même temps ma propre représentation. Elle dit «natel», «panosse» et «nonante-deux».
- Vous reconnaissez-vous le statut de figure inspirante?
- Je ne sais pas. Je fais mon métier. Je mets à l’aise les candidats sur le plateau et on passe un bon moment. Quand des gens m’arrêtent dans la rue et me disent attendre chaque vendredi pour entendre ma «blague pourrie», ça me fait plaisir. Néanmoins, je vais vous dire, une chose m’agace: je pense vraiment que les Suisses sont en train de prendre conscience de ce que recoupe le racisme, et c’est tant mieux; ce qui est usant, c’est que, dans les médias, ce sont toujours des personnalités noires qui sont sollicitées pour en parler. A la longue, la presse nous fige dans une case victimaire, donnant le sentiment au grand public que nous parlons constamment de racisme, et je le regrette.
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- Mais qui mieux que vous-mêmes peut exprimer votre ressenti en termes de discrimination?
- J’entends, mais, en toute sincérité, je trouve l’attitude de la presse parfois un peu hypocrite. Quand le débat concerne les femmes voilées, on ne les sollicite pas. En général, ce sont des experts qui s’expriment, des hommes blancs le plus souvent, qui monopolisent la parole. Donc venir ensuite me dire que personne n’est mieux placé que moi pour témoigner du racisme quand, dans le même temps, la presse ne fait pas témoigner de femmes voilées sur ce qui les concerne m’interroge. Les journalistes font comme ça les arrange, je trouve. Noir, c’est tendance. Femme voilée? Nettement moins.
- Peu de gens le comprennent, mais dire d’un Noir que son sens du rythme est inné est raciste parce que cela revient à lui enlever tout son mérite propre, on est d’accord?
- Oui, c’est occulter le travail qu’il a abattu pour en arriver là. Et quid de toutes les personnes noires qui n’ont pas le sens du rythme? Qu’est-ce que ça veut dire quand tu es Noir et que tu ne sais pas danser alors que le monde entier a décidé que tous les Noirs savent danser? Que tu n’es pas un vrai Noir? Il faut réfléchir à ça.
- Pour publier «Tichéri», vous avez dû créer votre propre boîte, les Editions Visibles. Les éditeurs jeunesse de la place vous soupçonnaient-ils de communautarisme?
- Je pense en effet que c’est l’une des raisons qui font que je n’ai trouvé aucun éditeur et que, du coup, j’ai été contrainte de me lancer moi-même. J’aurais pourtant préféré me contenter d’écrire... mais je sais qu’une multitude de jeunes talents noirs souhaitant s’adresser à toute la jeunesse trouvent aussi porte close ailleurs. Je vais donc les emmener avec moi. J’ai également constaté que de nombreux éditeurs ne pratiquent pas la diversité dans leurs équipes de production. Ou alors ils estiment qu’ils ont fait le job parce qu’ils ont engagé une seule personne noire. C’est leur alibi. Moi, je veux de la diversité au sein du personnel des Editions Visibles. C’est essentiel pour moi.
- La dimension éducative de vos livres est aussi fondamentale, non?
- Oui, parce qu’elle fait complètement défaut dans notre société et que, pourtant, tout se joue à l’école, notamment le rapport aux autres. Ce que j’espère, c’est pouvoir ouvrir un dialogue, en particulier entre parents et enfants blancs. Voilà pourquoi je sors aussi un jeu, un «Memory» où, pour une fois, il n’y pas d’objets, mais des personnages représentant la diversité. La diversité est l’affaire de tous.
- Irez-vous dans les écoles pour en parler?
- J’aimerais beaucoup. J’ai contacté le Département de l’instruction publique genevois. On verra ce que ça donne.
- Les Editions Visibles vont-elles recruter d’autres auteur(e)s?
- Bien évidemment. Je peux même déjà vous donner un nom, celui de Coumba Sow, footballeuse internationale suisse, qui va se raconter dans une BD. Quand tu grandis en banlieue de Zurich, que tu es une fille, métisse et que tu rêves de faire du foot, cela ne va pas de soi. Je suis hyper-heureuse qu’elle me fasse confiance.
>> Licia Chery et Queen Mama seront en dédicace chez Payot le 22.11 à Morges (avec atelier dessin), le 25.11 à Neuchâtel (au Musée d’art et d’histoire, vernissage du jeu sur les droits humains à 17 h) et le 9.12 à Genève Cornavin.