L’EPFL est en effervescence. C’est jour de visite pour les futurs étudiants. Ancien diplômé, le Neuchâtelois Igor Perisic, 57 ans, cherche le bureau de Stephan Morgenthaler, professeur honoraire. Son mentor. Entre deux étages, il parle du cours de statistiques robustes «passionnant» que ce dernier dispensait. «Il nous sortait des bouquins de formules pour favoriser notre réflexion. Un super pédagogue, enclin au débat.» Reconnaissance. Un jalon fort dans la trajectoire de l’ancien étudiant passé par Harvard et devenu l’une des têtes pensantes de LinkedIn. On traverse en coup de vent le bar Le Satellite. Igor Perisic nous dit avoir repris récemment un poste à temps partiel chez LinkedIn où il élabore des solutions répondant aux nouvelles réglementations internationales.
- Diriez-vous que vous avez toujours été un matheux?
- Igor Perisic: J’avais de la facilité en maths. Ça m’amusait. Plus que la conjugaison des verbes... Ma mère me reprochait de ne jamais lire. Pour m’encourager, elle avait offert de me payer 50 centimes pour chaque page lue du roman «Les aventures de Huckleberry Finn», mais rien à faire… La littérature m'a longtemps résisté.
- Qu’est-ce qui vous a incité, à 20 ans, à vous lancer dans cette voie du numérique qui s’esquissait à peine?
- C’est drôle, parce que je suis en train de lire «Pour une morale de l’ambiguïté» de Simone de Beauvoir. Je réalise que j’avais en moi une double ambiguïté fondatrice. Quand je parle d’ambiguïté, je pense à l’enfant que j’étais, à notre arrivée des Balkans à Neuchâtel avec ma mère. On a d’abord vécu un an dans un appartement situé dans le parc de l’hôpital psychiatrique de Préfargier. Pour plaisanter, il m’arrive encore de me présenter comme ayant grandi dans un asile! Pour un gamin, le site était idyllique avec ce parc immense, le lac, un minigolf, mais, à l’école, on me plaignait de devoir cohabiter «avec les fous». Au sein de la clinique, les patients étaient vêtus d’habits civils, comme nous, ce qui biaisait le regard extérieur. D’où plusieurs perspectives. Autre ambiguïté: mon statut d’enfant immigré. En Suisse, nous étions des étrangers. On me l’a souvent rappelé. C’était blessant. Et quand nous allions en vacances sur la côte dalmate, c’était pareil. Des étrangers. En Suisse, je rêvais de m’appeler Michel. Tout cela m’a pourtant poussé à croire en moi et mon désir d’intégration m’a permis, plus tard, d’oser et d’innover.
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- Sur quoi travailliez-vous, plus jeune, à l’EPFL?
- J’ai eu la chance d’arriver au bon moment sur un plan technologique. Au Poly, avant de partir aux Etats-Unis, j’ai consacré mon travail de diplôme à des outils d’aide à la décision, en statistiques. On te donne des données et toi, tu les analyses afin de déceler s’il y a une structure exploitable.
- Ça ressemble à la définition d’un algorithme.
- Exactement. A l’époque, notre travail à l’EPFL consistait à réduire la complexité de l’information pour la rendre plus compréhensible.
- Très vite, vous rejoignez une première start-up.
- Oui, KangarooNet, qui avait son siège en Israël.
- Sur quoi travaillait-elle?
- L’idée était visionnaire. En surfant sur le Net, tu déniches une info intéressante. Tu copies la page web que tu glisses dans une poche, d’où le kangourou, et ainsi de suite. On pouvait ensuite partager le contenu de la poche, le commenter. Ça créait un espace collaboratif. Sauf qu’à ce moment-là personne ou presque ne s’y intéressait...
- Y a-t-il eu un moment de bascule?
- Oui, le 11-Septembre. Cette crise nous a poussés à développer des produits adaptés au marché. KangarooNet est devenue Entopia et s’est orientée vers les entreprises et le «knowledge management» (ou gestion du savoir, ndlr). Là, c’est devenu plus sérieux. On a inventé de nouveaux outils de recherche de documents qui permettaient à de grosses boîtes d’identifier des compétences particulières en leur sein. Qui avait abordé tel domaine? Combien de fois? C’était une aide précieuse. Entopia a grandi jusqu’à l’apparition des réseaux sociaux, qui étaient alors trois: Friendster, sorte de Facebook avant la lettre, Scope, dédié à la vente, et LinkedIn.
- LinkedIn était-il déjà lié au monde du travail?
- Oui. Reid Hoffman, son fondateur, avait deviné l’aspect viral que prendrait l’internet. Il avait un Rolodex sur son bureau. Son intuition a été d’en créer un à l’échelle planétaire qui se met à jour tout seul.
- Quelle a été votre contribution alors visà-vis du «social networking»?
- Ce que j’ai vu, ce sont les connexions qualifiées qui existaient déjà entre les gens, via les e-mails ou les espaces collaboratifs. Avec Christian Posse, un ami valaisan, on s’est fait plaisir en développant un petit algorithme qui faisait apparaître des groupes. Ça a démarré comme ça. On avait nommé notre trouvaille «enterprise social networking», avec l’idée de vendre l’aspect business! Le téléphone s’est affolé.
- Pourtant, vous avez changé de voie...
- Oui, je m’intéressais aux recherches sur la santé. J’ai rejoint Healthline avec le projet de créer un réseau d’échange d’infos et de soutien. Ma mère était atteinte de sclérose en plaques. Je rêvais de faire progresser la médecine, mais, très vite, la question de la publicité a été prépondérante et moi, ça m’ennuyait. Sept mois plus tard, j’ai intégré SearchLab, un labo créé par Microsoft. A l’époque, une farouche compétition opposait Microsoft, Yahoo et Google. Google était en avance partout, sauf au Japon et en Corée. Ça nous intriguait. On a scruté ce qui était fait dans ces deux pays... sans y piger que dalle. Les utilisateurs avaient des profils en forme de Pokémon qui dansaient! En fait, ils avaient déjà intégré le caractère social du réseau, avec leurs acquis culturels, mangas en tête.
- Une fois encore, vous avez bifurqué...
- Oui, un ancien collègue d’Entopia m’a convaincu de me présenter chez LinkedIn, que je connaissais depuis 2003. Ma manière de raisonner leur a plu. J’y suis entré en 2007. LinkedIn comptait 14 millions d’utilisateurs (aujourd’hui plus de 950 millions, ndlr).
- Vous avez donc vécu presque toute l’aventure LinkedIn?
- J’y ai passé quatorze années en recherche et développement, jusqu’à devenir «chief data officer». Le souci quand on grimpe dans la hiérarchie d’une grande entreprise, c’est qu’on ne vous voit plus comme un rouage. Moi, je n’ai pas la science infuse, mais je ne suis pas non plus dévoré d’ambition. Ce qui m’a toujours animé, c’est l’esprit de curiosité. J’ai eu du flair pour constituer des équipes proactives. Vous savez comment on me surnommait chez LinkedIn? Le Suisse fou. Avec mes équipes, on a notamment hérité de l’application des règlements européens liés à la protection des données (RGPD). Sujet passionnant.
- Pourquoi être parti en 2021?
- J’ai eu l’impression d’avoir un peu fait le tour. En même temps, Sophie, mon épouse, a développé une saleté de maladie. J’ai quitté LinkedIn pour vivre autre chose. «My last rodeo», comme disent les Américains. J’ai choisi Google pour le défi: apporter une dimension plus éthique à la publicité. Avec mon équipe, nous avons créé des outils pour vérifier que tout soit fait dans le respect des nouvelles réglementations, où que ce soit dans le monde. C’était intense.
- Pour revenir il y a trente ans, aviez-vous pressenti la révolution numérique en gestation?
- Oui et non. En 1993, un copain d’Hauterive (NE) qui vivait au Japon est venu me voir à Stanford. Le premier «browser» (navigateur, ndlr) venait d’être lancé. Il s’appelait Mosaic. Fasciné, ce pote m’avait assuré qu’un jour, dans les cinémas, les films seraient projetés non plus sur pellicule mais via le réseau. Je l’avais pris pour un dingue parce que, à l’époque, sur l’internet, il n’y avait rien du tout!
- Diriez-vous que la foi a influencé votre carrière?
- Oui, mais une foi spécifique en l’humanité. Pas une fois religieuse.
- Avez-vous parfois eu le sentiment de jouer à Dieu?
- Quand on a commencé dans tous ces trucs d’intelligence artificielle (IA), oui, je me suis fait la réflexion. Je voyais bien qu’on élaborait des outils très puissants. Il était devenu nécessaire de consacrer du temps à tout l’aspect éthique et moral dans l’ingénierie. Jusque-là, l’ingénieur était celui qui codait des choses sans trop se préoccuper des conséquences. Ce n’était plus possible.
- Va-t-on trop loin aujourd’hui dans certains développements?
- Le risque d’aller trop loin existe, mais, depuis plus de dix ans, l’idée de réguler le développement numérique progresse et se concrétise. Des barrières sont mises en place.
- Il serait donc faux de penser que tout cela va nous échapper?
- Oui. Je n’y crois pas, parce que l’IA ne se développe pas aussi rapidement qu’on l’imagine. Prenons ChatGPT, qu’on présente parfois comme une révolution. Oui, ça change des choses, mais pas autant qu’on le pense. L’IA est un outil puissant, pas une menace. On aurait tort de la considérer comme telle. L’IA induit cependant de nouveaux enjeux stratégiques et le monde se crispe, mais je ne vois pas venir de scénario catastrophe à la «Terminator 2» où l’IA éradique le genre humain.
- Des études montrent toutefois que l’intelligence humaine régresse, que la culture de l’immédiateté entrave notre capacité à raisonner. Qu’en dites-vous?
- Je dirais plutôt qu’elle s’adapte. On a sûrement perdu des connaissances, mais on en a acquis d’autres.
- Dans l’expression «réseaux sociaux», l’adjectif ne vous semble-t-il pas abusif? Au fond, les utilisateurs sont plus seuls que jamais.
- C’est un paradoxe. Les réseaux sociaux ont permis de connecter des gens tout autour du globe, mais on interagit de plus en plus de manière virtuelle et de moins en moins directement. Et, malheureusement, j’ajouterai que les algorithmes de ces mêmes réseaux sociaux ont favorisé les boucles entre illuminés et autres complotistes.
- Ce risque, vous ne l’aviez pas envisagé?
- A l’origine, non. Le problème est philosophique. Aux Etats-Unis – beaucoup moins en Europe –, la liberté d’expression n’a aucune limite. C’est risqué. «Ma liberté s’arrête où commence celle des autres.» Voilà ce à quoi je crois. C’est pourquoi j’ai toujours insisté sur l’aspect moral et éthique du développement digital. Reste que, avec des milliards de messages postés chaque jour, le défi est énorme.