- Comment les premiers jours de déconfinement ont-ils été vécus?
- Fanny Parise: Deux dynamiques simultanées apparaissent. Il y a ceux pour qui la menace invisible du risque pandémique est très inquiétante, qui trouvent bizarre cette zone de flou et pour lesquels ces nouveaux apprentissages de comportement sont source d’angoisse. Et ceux chez lesquels on observe une forme d’allégresse et d’insouciance devant un espace de liberté nouveau, avec la mise à distance du risque. Pour eux, la maladie semble très loin.
- Vous avez interrogé Suisses et Français durant le confinement. Quelles sont les différences qui ressortent?
- Je dirais que les Suisses avaient moins peur que les Français et ont plus mis le virus à distance. Ils ont eu l’impression de mieux vivre le confinement, en se disant que chez les autres ça devait être pire.
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- Il a beaucoup été question de changement durant cette période. Cela se confirme-t-il?
- Dans notre premier questionnaire (l’équipe de Fanny Parise travaille avec un panel de 6000 personnes, par le biais de questionnaires en ligne et d’entretiens individuels, ndlr), 42% des personnes interrogées disaient être déjà engagées dans des modes de vie alternatifs par rapport à la norme. Leur velléité de changement passe par le travail, mais également par de petits détails structurants. Dans le dernier questionnaire, la proportion monte à 48%. Une véritable volonté de changer des choses se dessine donc. Mais ce mécanisme psychosociologique est connu et doit être relativisé: en cas de catastrophe, on a tendance à se projeter dans un futur meilleur, plus acceptable. Ce qui ne veut pas encore dire que la société d’après sera fondamentalement différente.
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- Concrètement, quelles tendances vont se renforcer?
- Au sein des catégories socioprofessionnelles plus élevées, qui n’ont pas de contraintes budgétaires, on constate une volonté de consommer différemment, de manière plus éthique. Cela passe par une consommation plus locale, la volonté de diminuer son empreinte carbone, de défendre la cause animale. Le fait maison, la pratique du yoga, la prise en compte des conditions de travail des producteurs… La mondialisation est devenue plus visible et beaucoup ne l’ont pas aimé. Les commerces physiques étaient fermés, il était possible de consommer en ligne mais beaucoup n’ont pas voulu le faire. Je résumerais cette tendance en notant la montée en puissance de valeurs féminines traduites dans des niches de consommation plus visibles.
- Que penser des files de voitures devant les McDo ou les surfaces commerciales?
- Pour l’anthropologue que je suis, les files au McDo, c’est génial, car cela confirme cette théorie qui veut que nous soyons «des menteurs de bonne foi». L’être humain est hyper-paradoxal, toujours coincé entre les idéaux et la réalité. Le McDo symbolise notre modernité confortable, fragilisée par la pandémie, et par ricochet la peur de perdre ce confort. Chacun dans sa voiture retrouve un espace de liberté dans une hyper-modernité à laquelle il ne veut pas renoncer. Les gens veulent vivre différemment, mais pas forcément vivre moins bien! Faire mieux, et en même temps se sentir bien. Durant le confinement, des marques et des produits très nostalgiques, sources de réconfort, ont été consommés: Nutella, Kit Kat, Kinder, raviolis… Ce même besoin de réconfort se retrouve dans les théories du complot qui ont ressurgi dans cette période. Quand les gens ont peur, on voit réémerger de l’irrationnel, du magique, voire du complot, parce qu’ils n’arrivent pas, émotionnellement, à gérer les informations. Dans «Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique» (disponible en poche), le sociologue français Michel Callon plaide pour des «forums hybrides», où il n’y aurait pas cette opposition entre professionnels et profanes.
- Avec cette étude, vous élaborez également des mythologies du futur. C’est-à-dire?
- Les réponses nous permettent de dessiner, par le biais des éléments que nous avons identifiés, des mondes cohérents. En rappelant bien sûr qu’il s’agit de scénarios et que la réalité évolue très vite. Voyez comment le masque est devenu une stratégie pour créer du lien social. En Suisse comme en France, l’intérêt envers le masque artisanal, sa confection, le tissu à utiliser a permis d’en parler et de le faire accepter plus facilement.
- Quelle mythologie se dessine-t-elle?
- Le logement était le cœur de toutes les interactions, là où le travail, la famille, la vie sociale étaient concentrés. Cela s’est traduit par le succès du bricolage et du jardinage, des choses concrètes que l’on maîtrise autour de chez soi. Mais pour que l’homme puisse rester un être social et continuer à travailler, l’hybridation entre le monde physique et le monde virtuel va s’accélérer. Cela passe par le biais de services permettant de limiter les déplacements et de nouvelles manières d’interagir. Des jeux vidéo comme «Fortnite» ou «Animal Crossing» ont connu un succès massif, notamment auprès des jeunes («Fortnite» a comptabilisé 3,2 milliards d’heures de jeu en avril; lancé le 20 mars par Nintendo, «Animal Crossing: New Horizons» s’est écoulé à 13,41 millions d’exemplaires en six semaines, ndlr). Les mondes deviennent plus poreux. Les marques ont très bien compris ce changement de paradigme, cette opportunité virtuelle qui s’offrait à elles, et ont très vite réagi, avec des stratégies d’adaptation très malignes.
- De quelle manière?
- Des marques comme Marc Jacobs ou Valentino ont fait leur apparition dans «Animal Crossing», justement, en habillant des personnages. Au-delà des masques lancés par des marques de luxe comme Balenciaga ou Saint Laurent, je prendrai l’exemple de la tenue de jogging, devenue un objet totem. Mi-avril, le magazine américain Vogue a même posté sur son compte Instagram une photo d’Anna Wintour en jogging (l’année dernière, la très puissante rédactrice en chef avait juré que jamais elle ne se laisserait aller à porter un jogging, ndlr). Les influenceuses se sont elles aussi mises en scène en training, tasse de thé à la main. Une manière de faire collectivement l’expérience de la solitude, comme si de rien n’était. J’évoquerai encore le groupe LVMH, dont la production de gel hydroalcoolique a été abondamment relayée. Mais LVMH, c’est aussi Sephora, une marque de proximité, qui a un public populaire. Par ailleurs, la tendance du localisme, de l’aventure près de chez soi et du tourisme responsable, avec une empreinte carbone diminuée, explose.
- Des différences générationnelles apparaissent-elles?
- Non, elles se retrouvent plutôt dans le style de vie et le niveau social. L’entre-soi se renforce, et les fractures sociales risquent d’être encore plus marquées.
- Ce scénario n’est pas très rose… Peut-on déjà parler de désillusion avec le retour à la vie «normale»?
- Il faut encore s’adapter au retour des enfants à l’école, aux changements au travail, pour voir comment cette «néonormalité» va être vécue. Mais encore une fois, ce qui ressort clairement, c’est cette volonté de changement très forte, y compris chez des individus pour lesquels sa mise en place est plus contraignante. Il ne s’agit pas de changement radical, car nous vivons dans de grosses machines, mais de micro-changements qui vont, dans un deuxième ou un troisième temps, finir par faire société.