- L’écologie est un thème déprimant qui ne produit presque que des informations anxiogènes. Alors commençons cette interview par le pire, afin de pouvoir terminer sur des notes plus positives. Notre belle planète vivante est-elle bel et bien à bout de souffle?
- Sophie Swaton: Oui. J’invite ceux qui en doutent encore à lire les rapports du GIEC, afin qu’ils prennent conscience précisément des limites qu’il ne faudrait pas dépasser pour maintenir des conditions de vie suffisantes. Mais il y a des limites plus dramatiques que les limites climatiques. Les limites de la biodiversité, par exemple. Le vivant s’effondre. Le taux normal d’extinction des espèces est de 10 espèces par million sur un an. Aujourd’hui, nous en sommes à au moins 200 espèces. Les études les plus pessimistes parlent de 1000 espèces qui disparaissent à jamais chaque année. Et la biomasse suit la même tendance que la biodiversité. Pour s’en convaincre, je rappelle l’indice, souvent cité aujourd’hui, des pare-brise de voitures, qui ne sont plus constellés d’impacts d’insectes volants, comme c’était encore le cas il y a une quarantaine d’années.
Tous les polluants finissent tôt ou tard jusque dans nos os
- Et il y a les sols et les eaux qui continuent d’être altérés.
- L’azote, le phosphore et tous les intrants dont on sature les sols sont évidemment des fléaux. Tous les polluants finissent tôt ou tard jusque dans nos os, comme l’avertissait, dans les années 1960, la fameuse écologiste américaine Rachel Carson. Des études récentes sur les femmes enceintes et leurs fœtus le confirment.
- Il y a aussi les dernières grandes forêts qu’on tronçonne, la surpêche qui se poursuit aveuglément, et même le sable qui fait l’objet d’une exploitation irréfléchie.
- Cette exploitation aveugle des ressources se poursuit en effet. Il faut encore déplorer que l’agriculture, qui se fondait par exemple sur 80 000 variétés de blé, se contente aujourd’hui, à l’échelle globale, de deux ou trois types de semences, comme s’il était normal de planter n’importe quel blé n’importe où. Le but consiste à obtenir des rendements maximaux pour répondre notamment à la demande croissante de viande en raison des pays émergents, comme la Chine, qui adoptent les mêmes habitudes de consommation que nous. Vers 2050, la moitié des céréales produites sera destinée à l’élevage. Une limite de plus parmi tant d’autres qui sera dépassée à une rapidité effarante. A la fin de cette décennie déjà, l’agriculture sera le défi le plus difficile à relever dans le contexte notamment du réchauffement.
- Nous voici donc, comme prévu, bien déprimés. Et maintenant, tentons de dénicher des issues à cette impasse écologique. Mais avant cela, quelle est la cause générale, selon vous, de cette irresponsabilité collective?
- La cause est métaphysique! Je m’explique: notre espèce s’accroche au paradigme mécaniste qui remonte aux Lumières. Notre rapport philosophique à la nature s’était alors totalement écarté de la vision holistique de nos lointains ancêtres, qui se considéraient modestement comme une espèce vivante parmi d’autres. Depuis trois siècles, la nature doit être dominée. On estime avoir le droit d’y puiser tout ce dont nous estimons avoir besoin.
- Et aujourd’hui que nous savons scientifiquement que cette vision n’est pas durable, sommes-nous dirigés par des voyous ou par des imbéciles pour qu’ils se révèlent incapables de changer les choses?
- Le problème de nos leaders, c’est qu’ils sont bloqués sur leur ego, ce qui diminue leur capacité à identifier les vrais problèmes du monde actuel. Je préfère donc dire que nous sommes tous, d’une certaine manière, des voyous et des imbéciles. Mon propre père était un champion de rallye automobile. En dépit de mes convictions écologistes, je ne le traite pas pour autant de monstre. Plutôt que de désigner des méchants, plutôt que d’être agressive, voire violente, je préfère les appels façon Gandhi, où chacun est invité à vivre en fonction de ses convictions.
On se remplit d’objets au lieu de poursuivre une quête du sens
- C’est donc plus le progrès que la gouvernance qu’il faut remettre en question?
- C’est plutôt une question, je le répète, métaphysique, philosophique. Notre espèce a renié inconsciemment le respect qu’elle éprouvait pour la nature en considérant celle-ci comme une réserve inépuisable. A partir du moment où un arbre n’a plus rien de sacré, il est juste bon à se faire tronçonner. Je ne plaide pas pour autant en faveur d’un retour à des croyances animistes et j’ai conscience aussi que la nature n’est pas toujours un paradis pour l’être humain. Je tente seulement d’expliquer ce qui nous arrive et nous menace aujourd’hui. Nous sommes passés d’une vision contemplative du bonheur à une conception matérialiste. On se remplit d’objets au lieu de poursuivre une quête du sens.
- N’étions-nous pas collectivement condamnés à cela par notre succès technologique et démographique, par ce bouleversement, il y a dix mille ans, que fut l’invention de l’agriculture et qui a transformé de petites bandes de chasseurs-cueilleurs en populations aux structures complexes?
- Oui. Je suis profondément nietzschéenne et je crois au dépassement des valeurs. Nous étions en effet condamnés à ce dépassement par notre cerveau qui fait de nous bien plus des Homo faber (des fabricants d’outils) que des Homo sapiens. Mais la sagesse pratique existe encore. Les peuples premiers en sont de bons exemples. Je pense notamment au chef amazonien Almir Narayamoga Surui, qui utilise les outils de cartographie de Google pour informer et alerter le monde sur l’avancée de la déforestation.
- L’émergence nouvelle d’un désir de sobriété, c’est un signe d’évolution positive?
- C’est un réveil. Ce besoin d’une vie plus simple, plus heureuse, c’est peut-être même une révolution intérieure face au désastre programmé. Mais que faire avec les peuples émergents qui tiennent – on les comprend – à vivre à leur tour une période de consommation effrénée? Certainement pas leur faire la morale.
- Vous qui êtes philosophe de l’économie, comment jugez-vous cette discipline dans le contexte actuel?
- Le problème de l’économie, c’est qu’elle s’est persuadée, en s’appuyant sur les mathématiques, qu’elle était une science exacte, ce qu’elle n’est pas. Mais je constate tout de même que la plupart de mes collègues économistes ne rechignent plus à intégrer les limites planétaires dans leur travail.
- Ce qui signifie que les sciences économiques sont en passe de renoncer à leurs dogmes et de commencer à admettre un concept tabou comme celui de décroissance?
- Même moi, j’ai renoncé à utiliser ce terme pour des raisons hypocrites de pur marketing! Parce que quand vous vous retrouvez face à de grands capitaines de la finance ou de l’industrie, c’est suicidaire d’utiliser ce terme. Je lui préfère donc par exemple le concept d’état stationnaire, théorisé par Joseph Schumpeter.
- Et pour terminer, votre définition de cinq concepts clés. Le premier: richesse?
- A repenser.
- Capital?
- Culturel (plutôt que matériel).
- Progrès?
- Humain, en cours, peut mieux faire.
- Bien-être?
- Critère à intégrer absolument dans les indicateurs de richesse comme le PIB.
- Bonheur?
- A portée de main.