Depuis la voie de chemin de fer filant vers le cœur de Lausanne, on l’aperçoit en contrebas. Sa façade bordeaux le distingue des bâtiments alentour. Le Café des Bouchers, à Prilly. Depuis 1941, il est l’âme de Malley. Une institution. Au temps des abattoirs et des trois-huit, il ouvrait à 4 heures du matin. Dans une atmosphère digne de Fellini, les ouvriers y croisaient travestis et prostituées. «C’était un lieu à la croisée des mondes», raconte Graziano De Luca, 60 ans, le patron depuis bientôt vingt ans.
L’homme se définit comme un «restaurateur et gestionnaire aimant le terrain, les rencontres». Son Café des Bouchers est un lieu à part, chargé d’émotion. «C’est le restaurant où ma mère, qui était une vraie mamma napolitaine, avec ce que cela comporte de spontanéité et d’exubérance, a mangé pour la dernière fois, en 2003, avant de succomber à un cancer du pancréas. A l’époque, je lui avais demandé conseil. Devais-je reprendre cet établissement? Elle m’a dit: «Si tu ne le reprends pas, tu es un con!» C’était réglé.» Le rire est franc, les yeux humides.
Aîné de deux enfants – il a une sœur de cinq ans sa cadette –, lui-même papa de trois garçons et marié à une Lucernoise, Graziano De Luca est né en Italie. Son père était des Abruzzes. Sa mère, on l’a dit, de Naples. Il arrive en Suisse à l’âge de 2 ans. La famille habite Sion, La Chaux-de-Fonds, puis Préverenges, où elle se fixe. Pour Graziano, la vie active démarre par un apprentissage de cuisinier au Lausanne Palace, puis il fait l’Ecole hôtelière. Il travaille pour le groupe Hilton, notamment, et fonde avec un ami sa société de gestion en 1989 après avoir fait ses «armes au Boccalino à Ouchy».
On l’imagine à l’abri du besoin, monsieur De Luca. Affable, soigné, élégant. Le Café des Bouchers a dû faire sa fortune. Il nuance: «Ce café a ses périodes. Depuis 2003, on est en constante transformation. Notre clientèle était très tournée vers le monde ouvrier, les routiers aussi, mais le parking d’en face va bientôt disparaître. Aujourd’hui, le tertiaire vient de plus en plus. Les tuniques bleues cèdent la place aux cols blancs. On s’adapte, mais le covid nous a mis une claque monumentale. Sans les aides de la Confédération pour les cas de rigueur, on aurait fermé.»
Si un lieu mythique comme celui-ci trinque, on imagine le sort de tous les autres… GastroSuisse ne fait pas de mystère. Le choc a été brutal pendant les Fêtes, à tel point que, aujourd’hui, 70% des restaurants, cafés et bars du pays sont dans les chiffres rouges.
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«Les gens ont changé leurs habitudes, relève Graziano De Luca. La clientèle du matin a disparu. D’anciens habitués achètent maintenant un sandwich en faisant le plein et ils font la pause dans leur fourgonnette. Sans parler du télétravail dans les entreprises: un second coup de massue pour nous, après l’introduction du passe sanitaire. On ne nous a pas fermés, mais on a enfermé les clients chez eux.» Constat sans appel.
Le monde de la restauration tire la langue. Grâce aux RHT, la branche a peu licencié, «mais au sein du personnel, nombreux sont ceux qui se sont tournés vers d’autres secteurs, et comment le leur reprocher sachant qu’ils ont perdu deux ans de suite 20% de leur salaire»?
«On parle de revenus modestes, explique le restaurateur, que les pourboires améliorent un peu, parfois. En dessous de 4340 francs et jusqu’à 3470 francs, les revenus sont compensés jusqu’à 100%, mais si vous êtes juste en dessus, soit à 4500 francs, ce qui est un salaire assez courant dans notre branche, ça fait très mal. Prenons un couple où chacun gagne 4500 francs dans deux bistrots différents, soit 9000 francs au total. Au régime des RHT, ce ménage a perdu 14 400 francs sur dix-huit mois grosso modo. Qui peut accepter cela?»
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A mots couverts, Graziano De Luca reproche à la grande distribution d’en avoir profité. «Quand Aldi fait de la pub pour son salaire minimum durant cette période, l’effet est mécanique.» Les exploitants de cafés, restaurants et bars se retrouvent maintenant privés de main-d’œuvre. «Et autant dire que pour susciter des vocations, c’est mal barré!»
Il faut trouver une solution, et vite! Depuis deux ans, le patron du Café des Bouchers y a passablement réfléchi – il a même attrapé deux fois le covid! Selon lui, le personnel de la restauration mérite une prime de solidarité. «Ces gens exercent un métier pénible avec des horaires irréguliers, relève-t-il. Ils se déplacent beaucoup. En plus, on a fait un coup tordu aux Portugais, qui sont très nombreux dans notre secteur, en les privant d’un Noël en famille en 2020 et 2021. Franchement, ils ont pris cher!»
Une prime de solidarité serait opportune. Graziano De Luca rappelle que, dans la restauration, le personnel touche 13 salaires selon la CCT, le 13e salaire correspondant précisément à 8,33% du salaire brut annuel. «Si la Confédération verse un 14e salaire, équivalent à huit douzièmes du salaire annuel pour huit mois de RHT, il n’indemnise qu’une petite moitié de ce que le personnel a effectivement perdu, mais ce serait justifié. L’Etat doit offrir une prime pour service à la nation. Il en a les moyens. Moi, je suis fier d’être Suisse. Notre économie est florissante. On est forts et indépendants. Ce pays serait encore plus grand en accordant ce geste.»
L’hémorragie actuelle de main-d’œuvre serait-elle endiguée? «Cela permettrait en tout cas de motiver un peu plus le personnel à rester», répond-il.
L’immense majorité du personnel de la restauration est constituée de travailleurs étrangers. Personne ne l’ignore. «Ces gens sont là pour bosser, mais au niveau politique, ils n’ont aucun poids, parce qu’ils n’ont le droit de vote ni sur le plan cantonal, ni sur le plan fédéral. Ce n’est pas une population homogène. Pour se mobiliser, c’est compliqué. Si vous enleviez 20% au salaire des instituteurs, je vous garantis que la ville de Lausanne serait paralysée!» Alors, le personnel de la restauration: quantité négligeable?
>> Retrouvez Graziano De Luca dans son restaurant Le Café des Bouchers: www.cafedesbouchers.ch, Avenue du Chablais 21, 1008 Prilly/Malley.