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L’escrimeuse 
qui se pique au jeu

Championne d’Europe juniors il y a quatre ans, Chaux-de-Fonnière et fille 
de musicien, l’épéiste franchit peu à peu les paliers qui la séparent du sommet. Un pari au quotidien quand on partage sa vie entre études et sport d’élite.

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L’épée et la chimie. Pauline Brunner à l’entraînement, en 2017. Positive, cette gauchère doit conjuguer les exigences de son sport avec ses études en chimie à l’Université de Fribourg. David Marchon

C’est une de ces journées de bonheur où La Chaux-de-Fonds ne ressemble pas du tout à ce que l’on en dit. Le soleil ruisselle depuis la Vue-des-Alpes, la cité du Corbusier a des airs de Pagnol et la maisonnette de Pauline Brunner et sa famille, perchée au-dessus de la ville, bénéficie encore davantage du puits de lumière que l’appartement présente en son centre.

 

Il fait doux. Aux murs, des luths et des guitares accrochés trahissent la profession du père de famille; Blaise Brunner est professeur de musique dans le Jura bernois. «Il fait ses gammes chaque matin. J’ai été élevée dans la musique», glisse l’escrimeuse.

Une forme de symphonie, c’est ce qu’elle parvient à atteindre quand tout fonctionne dans son sport: «Il y a des jours, rares, où l’on voit tout, où l’on sait tout. On ne se pose pas la question, on se sent imbattable.»

L’escrime, personne ne la pratiquait chez les Brunner. «Ou plutôt si, corrige Maric, la maman, graphiste en ville. Quand Pauline a voulu commencer, nous avons réalisé que mon grand-père en avait fait et mon mari pendant quelques semaines. Un vieux masque et une épée traînaient dans un grenier.»

C’est parce que le trajet à pied jusqu’à la piscine passait devant la salle d’armes – aux pistes désormais superbement rénovées –que la jeune fille a eu envie d’y entrer. «A force de regarder à travers la baie vitrée, j’ai voulu essayer. J’aimais le côté combat, j’étais un peu garçon manqué. Et l’élégance des tenues blanches me plaisait. J’ai pris un cours, puis deux, je n’ai plus lâché.» Elle a aimé l’explosivité, la nécessité de bondir comme un chat mais surtout le jeu qui consiste à entraîner l’adversaire dans une direction pour mieux le piéger. «Dans la vie, je ne suis pourtant pas ainsi. Je n’aime pas trop le poker.»

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Amoureuse de la nature, Pauline Brunner lors d’une balade avec son père dans l’Oberland bernois. DR


Dans la vie, Pauline aime le rap, de préférence russe ou allemand, la cuisine, du genre inventive et souvent asiatique, et les balades, pour se ressourcer. Car l’existence d’une sportive d’élite qui étudie est un sacerdoce, en Suisse. Inscrite à l’Université de Fribourg, département chimie, elle saute d’une activité et d’un train à l’autre, à raison d’environ vingt heures d’entraînement hebdomadaires. «Trouver un juste milieu est compliqué. Quand j’étudie, je me dis que les Coréennes s’entraînent. J’aimerais et je ne le peux pas. D’autant que j’ai souvent de la peine à me mettre au travail pour mes études.» Elle devrait terminer sa première année cet été. «Cela avance lentement. Et, en fin d’été, quand les copains en sont aux grillades, j’ai mes championnats. Mais ce sont des sacrifices que j’aime faire.»

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Pauline Brunner, l’épée en main, sur le pont de Zaehringen, à Fribourg. © sedrik nemeth

Où s’arrêtera-t-elle? Elle a commencé par être sacrée championne d’Europe juniors en 2014, à Jérusalem. A illico été classée grand espoir suisse, dans la lignée des stars Lamon, 
Bürki ou Géroudet. Sauf qu’elle ne bénéficie pas d’une génération aussi douée. «J’en suis à un point où je suis en train de franchir un palier technique, je le sens. Mais des détails m’en empêchent encore, c’est frustrant.» Dernier exemple ce printemps, à Budapest: elle maîtrisait son sujet contre une Italienne quand son adversaire a changé de rythme, s’est mise à l’acculer. «Elle a trouvé mon point faible. J’ai encore des problèmes quand l’autre décide de me «rentrer dedans». En Suisse, cela ne m’arrive presque jamais: c’est moi qui fonce.» De plus, quelques blessures malvenues l’ont freinée. «L’été dernier, aux Universiades de Taipei, je me suis foulé le pouce puis je suis revenue un peu vite. J’ai attrapé une tendinite qui a perturbé mon début de saison. Puis je me suis déchiré l’ischio-jambier. Franchement, avant Noël, j’ai pris un coup au moral.»

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En 2016, elle participe aux Jeux de Rio en tant que sparring-partner pour la championne d’Europe 2011, l’épéiste valaisanne Tiffany Géroudet (à g.). DR


Alors elle refait sans cesse les matches dans sa tête, touche après touche. Elle rêve du coup parfait. «J’aime les touches au pied. Elles sont belles, elles surprennent.» Ou elle revoit ses œuvres d’art les plus achevées, comme ce match pendant les Européens où, «comme j’étais en difficulté, j’ai osé un mouvement jamais tenté à l’entraînement. Le match s’est renversé, j’ai gagné. C’est ce que j’aime en escrime: changer un paramètre tout simple, par exemple la distance, et tout transformer.»

On la compare parfois à Laura Flessel, pour le côté lionne. Elle hausse les épaules. Sourit. Sous des dehors aussi paisibles que ravissants, c’est une lutteuse sans peur. «Peur? Non, même si l’épée reste une arme. Il arrive que des touches passent sous le casque. On n’aime pas cela mais on n’y pense pas. On peut par contre se faire de jolis bleus.»

Comment faut-il travailler avec elle? «Pas besoin d’être trop dans l’affectif. Si je vais moins bien, il ne faut pas me consoler. Plutôt m’attaquer, pour réveiller la bagarreuse en moi.»
Ainsi piquée, la féline s’élance et l’épée rugit dans sa main de gauchère.

 

Par Marc David publié le 15 mai 2018 - 00:00, modifié 17 mai 2018 - 10:50