Eléonore Albrecht Favre avait 9 ans quand elle a eu le coup de foudre pour l’escrime. «J’ai lu "Les trois mousquetaires" et je me suis prise pour d’Artagnan. Comme le cousin de mon papa était maître d’armes à Sion, j’ai pu commencer tout de suite.» Aujourd’hui, cette médecin gynécologue de 48 ans et son mari Olivier (49 ans), ostéopathe, ont huit enfants, deux filles et six garçons, âgés de 12 à 24 ans, et toute la famille sans exception pratique ce sport. Les parents s’y adonnent pour les loisirs alors que les enfants font tous de la compétition. Grands espoirs suisses, les plus âgés, Aurore (24 ans), Angéline (23 ans), Hadrien (22 ans) et Aurèle (19 ans) figurent même dans l’élite mondiale. «Je crois que je leur ai inoculé le virus», sourit la maman. «On a très vite eu les pieds dedans. Et aujourd’hui, c’est une passion commune. Entre nous, on parle de tout et de rien mais beaucoup d’escrime», ajoute Hadrien.
A l’exception d’Aurore, qui étudie et s’entraîne à Paris, on retrouve toute la smala dans le chalet familial situé sur les hauts d’Euseigne, dans le val d’Hérens, un incroyable capharnaüm de quatre étages où le matériel d’escrime se mélange à des livres, à des partitions, à des instruments de musique, l’autre passion familiale. C’est là, comme isolés loin du monde, que les Favre aiment se retrouver entre eux. Tout y respire la joie de vivre, la bonne humeur, cet esprit libre et convivial qui les caractérise.
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Dès qu’ils le peuvent, Angéline et Hadrien y retournent mais, pour mieux concilier études et sport de haut niveau, ils ont choisi de vivre à Berne. Ils s’entraînent au Fechtclub Bern, le club phare du pays, et partagent un petit appartement en se répartissant les tâches ménagères. «Dans une si grande famille, on y est habitué», relève Hadrien. Et Angéline d’ajouter en rigolant: «Aux fourneaux, Hadrien excelle dans la cuisine italienne.» Elle suit un bachelor en biologie alors que son frère, passionné de lecture et de poésie, étudie la littérature française. Ses auteurs préférés? Il les dégaine aussi vite que son épée: «Nietzsche côté philosophie, Gaston Miron et Paul Valéry côté poésie.»
A leur âge, les deux jeunes champions possèdent déjà un joli palmarès en épée. Angéline a remporté une Coupe du monde junior à Dijon en 2021 et, en juin dernier, avec sa sœur Aurore et deux autres Suissesses elles ont fini 4es des Mondiaux par équipe à Milan. Médaillé de bronze des Européens U23, Hadrien, lui, fait déjà partie, à 21 ans, de l’équipe nationale, qui a décroché récemment l’argent aux Européens de Cracovie après avoir éliminé la France, grande favorite. Tous deux rêvent de disputer leurs premiers Jeux olympiques à Paris l’an prochain. «Un achèvement pour tout escrimeur», relève Angéline. «Le graal absolu, même s’il ne faut pas trop les sacraliser non plus, se crisper juste là-dessus», nuance Hadrien.
Ce qu’ils aiment tant dans l’escrime? «C’est un sport où il faut sans cesse se perfectionner, très esthétique avec plein de jolis gestes et où le mental est très important», souligne Angéline. Avis partagé par son frère. «La clé dans les duels consiste à deviner comment l’autre fonctionne. Très psychologique, ça dévoile nos failles au quotidien.»
Tribu complice
Dans cette famille nombreuse, les enfants, avec l’autodérision qui les caractérise, s’appellent souvent par leurs numéros en fonction de leur âge, du numéro 1 pour l’aînée Aurore, 24 ans, au numéro 8 pour le cadet Anatole, 12 ans. «Moi, je suis le 5», rigole Aurèle, 19 ans, vice-champion du monde junior par équipe cette année à Plovdiv, en Bulgarie. «Quand l’un de nous obtient de bons résultats, ça motive les autres, ça nous donne encore plus envie», dit-il. Durant leur enfance, les huit ont pratiqué d’autres sports, karaté, basket, tennis, avant de se concentrer sur cette discipline qu’ils ont dans le sang.
Sur les hauts d’Euseigne, la complicité qui anime la tribu saute aux yeux. Ça parle fort, ça rigole, ça s’allume dans tous les coins. Les plaisanteries fusent pendant la séance photo, Anatole, le plus petit, multiplie les sauts de cabri avec son épée. On sent le plaisir qu’ils ont à être ensemble. Johan, l’ami d’Angéline, passe régulièrement des week-ends avec eux. «Ils sont comme une équipe, très soudés. Il y a toujours beaucoup de vie ici», observe-t-il.
Ce chalet, leur refuge, avec une vue imprenable sur la Dent-Blanche, les parents l’ont acheté voilà dix-sept ans. Au fil des années, avec l’aide de leurs enfants, ils l’ont totalement transformé, retapé, agrandi, ils y ont aménagé de nouvelles chambres, tout redécoré à leur façon. «Et chacun a mis la main à la pâte», sourit Eléonore, la maman. Outre le chien, la petite ménagerie en contrebas comprend des moutons, des lapins, des oiseaux, alors que la seule poule a récemment été victime d’un renard.
Si le covid a constitué un pensum pour la majorité des gens, les Favre l’ont vécu comme une parenthèse enchantée. «Pendant deux mois, on est restés tous ensemble à la maison, en pleine nature, c’était comme de longues vacances passées entre nous», raconte Olivier, le papa. La veille de notre visite, à l’occasion de ses 49 ans, les enfants lui avaient dédié une chanson pleine de railleries tout en l’exhortant à «ne jamais changer» au son de leur orchestre sorti tout droit d’un film de Kusturica. Angéline joue du violon, Hadrien du saxo, Aurèle de l’accordéon, Achille de la contrebasse, Arthur de la trompette.
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Chaque fois qu’ils le peuvent, les parents accompagnent les «gamins», comme ils les appellent, même les plus grands, lors des compétitions. «On hurle comme des timbrés, mais sans les pousser, car on sait qu’ils font du mieux qu’ils peuvent», raconte Eléonore. De son côté, Anna, la grand-maman, 80 ans, collectionne soigneusement les articles qui leur sont consacrés. «Elle est fan de nous mais aussi de Marco Odermatt», rigole un des frangins. Dernier à résister à l’appel de l’épée, Olivier, le papa, a fini par s’y mettre lui aussi voilà un peu plus d’une année. «Par amour pour moi évidemment», persifle son épouse. Aujourd’hui, il s’entraîne à Sierre avec les deux plus jeunes, Achille et Anatole.
Quand on demande à ce dernier ce qui lui plaît dans l’escrime, sa réponse fuse comme une évidence: «Tout!» lance-t-il du tac au tac. A 12 ans, il suit les traces de ses aînés. «Sa petite taille est un handicap en escrime, mais il compense cela par son intelligence dans les duels», souligne la maman. «Une intelligence qui se limite malheureusement à l’escrime», corrige un de ses frères, qui n’en rate pas une. Les mousquetaires du val d’Hérens vous saluent de la pointe de leur épée.