On peut avoir moins de 30 ans et n’appartenir ni à la gauche radicale ni à la droite dite populiste. On peut, comme ce trio de Romands, défendre des idées libérales, c’est-à-dire placer la liberté de l’individu au-dessus de tout, notamment au-dessus de l’Etat. Et au lieu de s’enliser dans la politique politicienne à laquelle ils ont brièvement goûté, ils ont préféré animer le débat intellectuel plutôt que de briguer des mandats. C’est la raison pour laquelle leur engagement a pris la forme d’un média, Liber-thé, dont l’ambition est d’«infuser la liberté». Leur entreprise leur vaut ce prix, qui avait notamment sacré la «belle parleuse» Suzette Sandoz en 2016. Mais, au fond, qu’est-ce que la liberté, selon eux?
- Diego Taboada, votre définition du concept de liberté?
- La liberté, c’est pouvoir vivre et agir comme les individus l'entendent. C’est la liberté d'échanger, de produire et de créer librement.
- Les limites de la liberté?
- Chaque individu, indépendamment de son origine, de ses aspirations, de son parcours de vie, est libre et a droit à la même liberté qu’autrui. L’histoire personnelle a certes une influence sur le potentiel de liberté de chacun. Mais ce qui est important, c’est d’admettre qu’il ne devrait pas y avoir de limite à l’exercice de la liberté.
- Un individu est forcément dépendant du collectif. Qu’est-ce que cela implique pour des défenseurs de la liberté individuelle comme vous?
- Quand nous plaçons l’individu au centre de notre réflexion, nous ne voyons pas cet individu comme une entité atomisée, déconnectée du collectif. Nous parlons de son libre arbitre, de son droit et de sa capacité à faire des choix. Notre manière de définir l’individu s’oppose aux conceptions collectivistes et tribales qui essentialisent les individus sous forme de caractéristiques communes: homme, femme, étranger, orientation sexuelle, etc. Cela noie l’individu dans des groupes et nie leur particularité. Ce que nous défendons, c’est au contraire le droit de chaque personne à pouvoir déployer ses différents potentiels, ses différentes aspirations en toute liberté. Dans la pensée libérale, c’est tout simplement l’individu qui prime.
- L’Etat est une cible récurrente dans les textes et podcasts de Liber-thé. Vous espérez le remplacer par votre idéalisme individualiste?
- Il ne faut pas considérer Liber-thé comme un programme politique. Notre rôle est de type culturel plutôt que politique. Nous nous efforçons de rappeler aux gens qui lisent les textes ou écoutent les podcasts de Liber-thé qu’il existe d’autres modèles politiques, d’autres manières de concevoir le rôle de l’Etat, d’autres perspectives de fonctionnement du monde. Nous voulons proposer une alternative, investir le champ culturel sans pour autant mener de révolution politique.
- Jérémie Bongiovanni, votre définition du concept de liberté?
- Dans un système politique, la liberté consiste à ce que chaque individu soit reconnu dans sa valeur intrinsèque. Cette valeur est inaliénable; ma vie est, comme condition première de la liberté, intouchable. Ma capacité de m’exprimer librement doit être garantie.
- Que répondez-vous à ceux qui disent que libéralisme est un plus joli mot pour égoïsme, que ces deux termes sont pratiquement synonymes?
- Vivre en groupe est essentiel pour notre espèce. Nous devons et voulons nous associer. L’être humain est grégaire par essence. Mais dans la pensée libérale, le groupe reste d’abord composé d’individus. Et nous estimons que rien ne peut être placé au-dessus de la valeur individuelle. Le groupe n’est donc pas destiné à imposer sa volonté aux individus. L’individu s’intègre à un groupe par son libre choix, dans lequel l’indispensable solidarité est décidée de manière volontaire par chacun. L’individualisme est tout sauf un égoïsme, c’est le choix de la coopération et de l’entraide.
- Le libéralisme a gagné pratiquement partout, non?
- Oui, il a gagné sur le plan économique parce qu’il profite à tout le monde. On produit par exemple des chaussures pour un prix de vente accessible à tous, car on a laissé les individus s’associer librement. Même constat pour la technologie, qui permet d’accéder à la connaissance dans le monde entier, qui permet de s’affranchir de l’analphabétisme, qui permet d’innover et de développer des vaccins en un temps record, par exemple.
- Vous êtes libéral ou/et néolibéral?
- Nous sommes des libéraux au sens classique du terme. Pour nous, le néolibéralisme – souvent utilisé par les opposants au libéralisme classique – désigne ce que nous appelons plutôt «capitalisme de connivence», c’est-à-dire le comportement d'individus qui s’accaparent des privilèges en utilisant la loi. Les paysans des pays du Nord s’approprient ainsi des privilèges en faisant voter des lois qui leur valent des subventions au détriment de populations des pays du Sud, qui par conséquent ne peuvent exporter leurs productions agricoles. Le libéralisme classique, c’est l’opposition à cette manière de légiférer au profit du petit nombre.
- Nicolas Jutzet, votre définition du concept de liberté?
- C’est le droit de chacun à avoir un jardin secret que la majorité doit respecter. Dans ce jardin secret, l’individu est libre par exemple de collaborer avec les gens qu’il choisit.
- Mais votre plaidoyer pour le respect d’un «jardin secret» ne va quand même pas jusqu’à un idéal autarcique où chaque humain devrait viser un maximum d’autonomie?
- Bien sûr que non! Les humains sont des animaux sociaux, sont des spécialistes dans des domaines différents et complémentaires. C’est leur manière de collaborer qui doit être décidée librement et qui doit pouvoir se déployer avec le minimum d’entraves légales, de règlements édictés par une minorité.
- Estimez-vous que les libertés fondamentales sont remises en question en Suisse?
- En Suisse, la situation est plus satisfaisante que dans d’autres pays. Mais on a par exemple récemment voté sur l’interdiction du voile et la majorité a finalement imposé à tous l’obligation de respecter des codes vestimentaires. Pour moi, l’habillement n’est pas une thématique collective. Si j’ai un désaccord avec le fait de porter le voile, je l’exprime, mais je ne l’impose pas aux autres via la loi. De manière générale, on oublie trop souvent qu’un des principes du libéralisme, c’est qu’on a des droits inaliénables, comme celui d’être laissé en paix tant que l’on ne nuit pas aux autres, avant d’avoir des devoirs.
- Pas de devoirs, mais au moins quelques responsabilités?
- Absolument. C’est le mot juste. Une société respectueuse de l’individu promeut la notion de responsabilité. Or, dans les Etats centralisés, le sens de la responsabilité s’effrite. J’habite moi-même à Paris depuis trois semaines et je suis frappé de constater que, dans ce pays où l’Etat est omniprésent, la responsabilité est totalement diluée. Un exemple: des vols se produisent souvent dans la ville. Or, les habitants de Paris semblent s’en accommoder et attendent passivement que «l’Etat» s’attaque à ce fléau.
- Hormis quelques exceptions peu convaincantes, le monde fonctionne principalement selon des principes de la pensée libérale aujourd’hui. Cela ne vous suffit pas?
- Depuis la chute du Mur, il semble clair que le modèle démocratique qui allie capitalisme et libéralisme est le meilleur modèle. Mais si le mur de Berlin est tombé physiquement, est-il vraiment définitivement tombé dans les esprits? Pour des raisons notamment électorales, la libéralisation est encore relative. En Suisse par exemple, on protège encore beaucoup le monde agricole en fermant les frontières à toute une gamme de produits étrangers. Or, si on voulait vraiment aider les pays plus pauvres que nous, comme le rappelait Angus Deaton, Prix Nobel d’économie 2015, il faudrait ouvrir complètement les frontières aux produits agricoles. Cela serait bien plus efficace qu’abreuver de subventions les pays en voie de développement, dans la mesure où cet argent est bien souvent détourné par les pouvoirs en place.