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Digital valley suisse 2021

Les secrets de l’Entlebuch

Les six finalistes de notre grande opération Digital Valley 2021 ont été sélectionnés. Cette semaine: l’Entlebuch, où la numérisation est utilisée habilement pour protéger des sites fragiles et des cochons malins. Reportage dans le Far West lucernois, région reconnue par l’Unesco.

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Digi-Tal 2021 Entlebuch

Franz Studer (à gauche) et Josef Schmid (à droite) dirigent la première porcherie numérisée de Suisse, à la ferme Brügghof.

Remo Naegeli

«Zut!» Theo Schnider a marché dans une gouille boueuse. Le relief de sa semelle s’imprime quelques minutes. Dans les hautes tourbières de l’Entlebuch, les pieds s’enfoncent à chaque pas comme dans un épais tapis tout mou. On est à peu près à mi-chemin entre Lucerne et Berne, pas loin de l’auberge d’alpage Salwideli. Et on entend jusque dans la silencieuse tourbière les sonnailles des vaches à l’estivage. «A l’automne, avec la molinie (plante de sol, ndlr), ça devient tout doré. Rien n’est plus beau que ces jeux de couleurs dans les tourbières.» Theo Schnider, 64 ans, est expert en nature et en environnement. Et il assure en même temps la promotion du tourisme dans l’Entlebuch. Voilà vingt ans qu’il fait la pub de cette région isolée, le Far West de Lucerne, où les pentes sont escarpées et les sommets arides.

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C’est une région à l’histoire mouvementée. En 1987, avec l’initiative de Rothenthurm, le peuple suisse a imposé aux habitants une stricte protection de la nature. «Les gens d’ici se montrent plutôt sceptiques face aux nouveautés, admet Theo Schnider. Mais ils ont aussi une conscience aiguë de ce qui peut leur servir.» C’est ainsi que les autochtones ont exploité les restrictions imposées.

Digi-Tal 2021 Entlebuch

Digi-Tal 2021 Entlebuch

L'un des outils utilisés par Florian Knaus pour mesurer l'état de santé des tourbières. 

Remo Naegeli

Depuis 2001, leur région est une «biosphère reconnue par l’Unesco», une désignation qui resplendit désormais sur les fromages, le miel, les tisanes et les services de la région. Les tourbières si dignes de protection sont laissées à elles-mêmes. Les chevreuils et les coqs de bruyère, les libellules et les insectes de tout acabit ont retrouvé la paix. Sauf aujourd’hui, puisque Theo Schnider est arrivé avec Florian Knaus, 45 ans, chargé d’examiner l’état de santé des tourbières. «Ce type de terrain évolue très lentement. Il faut 4000 ans pour créer les 4 mètres de tourbe que nous parcourons.»

Digi-Tal 2021 Entlebuch

Digi-Tal 2021 Entlebuch

Le scientifique Florian Knaus examine la teneur en eau de la tourbe.

Remo Naegeli

Florian Knaus enseigne les sciences de l’environnement à l’ETH de Zurich. Son job annexe consiste à veiller sur les tourbières de l’Entlebuch. Et désormais cela se passe sur le mode numérique. «Autrefois, elles étaient auscultées par des biologistes qui recensaient les plantes une à une sur des aires piquetées. Aujourd’hui, les sondes digitales nous indiquent toutes les demi-heures le niveau de l’eau.» Ce dernier est un bon indicateur de la santé de la tourbière, il nous dit si le temps a été trop sec ou trop arrosé, si l’on devine déjà des effets du changement climatique.

Florian Knaus connecte son laptop à la sonde et enregistre sur son disque dur des données venues de 1 mètre de profondeur. «La tourbe est le meilleur stockeur de CO2. Quand un arbre meurt, une partie du CO2 qu’il a accumulé s’échappe. Or dans la tourbe il demeure prisonnier.» C’est pour ça que les gens d’ici surveillent et protègent leurs tourbières.

>> Lire enfin l'interview de la CEO de la Fondation Gebert Rüf: «Pascale Vonmont, la digitalisation jusqu'au bout du doigt»

Digi-Tal 2021 Entlebuch

Digi-Tal 2021 Entlebuch

«Il n’y a rien de plus beau!» Theo Schnider est épaté par les nuances de couleurs de l’Entlebuch.

Remo Naegeli

Plus bas dans la vallée, une demi-heure de lacets plus tard, nous voilà à Schüpfheim, sur l’exploitation de Franz Studer, 48 ans, et Josef Schmid, 59 ans. Les paysans engraissent des porcs. Signe particulier: leurs bêtes vivent dans la première porcherie numérisée de Suisse. Ils ont divisé leurs quelque 300 porcs en dix groupes qui se distinguent par les marquages de couleur sur les oreilles. «Les porcs des divers groupes ne doivent pas se rencontrer, sans quoi il arrive qu’ils se blessent. Plusieurs portails règlent les entrées et sorties. Pendant que les porcs du groupe rouge s’ébattent dans le pré, ceux du groupe blanc se roulent dans la sciure de l’étable semi-ouverte et ceux du groupe bleu demeurent à l’intérieur. Quand le temps de sortie du groupe rouge est écoulé, on entend retentir deux ou trois sons.»

«Chaque groupe a ses propres sons. Ils les reconnaissent au bout de quelques jours», explique Franz Studer. Le premier son retentit à peine que les porcs se ruent à l’intérieur, car ils savent qu’il y aura à manger. «Bon, parfois il y en a un qui lambine à l’extérieur. C’est pourquoi la porte ne se referme pas automatiquement. Le système numérique vérifie par des caméras et des détecteurs de mouvements si toutes les bêtes censées être à l’intérieur s’y trouvent bel et bien.»

Digi-Tal 2021 Entlebuch

Digi-Tal 2021 Entlebuch

Dans cette porcherie, ce sont des senseurs et des caméras qui pilotent les espaces où les bêtes doivent se tenir. Cela leur permet ainsi de sortir plus souvent.

Remo Naegeli

A l’aide de son smartphone, Franz Studer a accès au logiciel de l’étable. Et le fait est que durant notre visite un porc était tellement distrait par notre photographe qu’il se fichait éperdument du signal sonore de rappel. Les caméras et les détecteurs de mouvements remarquent alors qu’une bête est restée dehors, de sorte que le son ne cesse de retentir. Résultat: les porcs du groupe blanc doivent attendre et ne peuvent sortir, «sans quoi il y aurait des collisions et un vrai grabuge».

Finalement, Franz Studer doit intervenir physiquement pour pousser le retardataire en s’aidant d’une sorte de gros hochet cliquetant. «Ça, le logiciel ne sait pas le faire, s’esclaffe-t-il. Mais il nous facilite quand même le travail. Sans cela, nous passerions toute la sainte journée à ouvrir et fermer des portails.»

Les porcs en bénéficient aussi: ils s’ébattent plus souvent dans la verdure et, comme ils passent souvent d’un enclos à l’autre, ils s’ennuient moins. Quant aux deux éleveurs, ils peuvent vendre leurs bêtes avec l’appellation «porcs de prairie».

Pour Theo Schnider, l’Entlebuch a eu de la chance. Alors qu’au début les paysans craignaient de devoir émigrer à cause des tourbières, la région a su exploiter les restrictions à son profit. «Une fois convaincus, les gens de l’Entlebuch s’engagent corps et âme», conclut-il.


«Sans enthousiasme, rien ne marche»

L’expert numérique Roland Siegwart jauge les atouts et les chances de l’Entlebuch.

- Roland Siegwart, pourquoi le jury a-t-il choisi la candidature de l’Entlebuch?
- Roland Siegwart: Ici les tourbières peuvent se développer à la perfection grâce aux sondes et, grâce à un guide numérique, les touristes vivent une expérience unique. De l’espace de coworking installé dans une bâtisse traditionnelle jusqu’à la porcherie numérisée, nous avons ici des projets qui indiquent bien l’implication de la population dans la Digital Valley de l’Entlebuch.

- Quelles opportunités la numérisation offre-t-elle à cette région périphérique?
- Elle met les habitants et les visiteurs au diapason de la vie. Cela ouvre de nouvelles perspectives à la population, notamment aux producteurs avec leurs labels régionaux et à ceux qui ont besoin d’un espace d’habitation et de travail connecté. En outre, la numérisation freine l’émigration des jeunes.

- L’implication de la population locale est-elle essentielle?
- Sans l’enthousiasme et le soutien de la population locale, un développement durable de cette région ne serait pas imaginable.

- Quels enseignements d’autres régions peuvent-elles tirer de l’exemple de l’Entlebuch?
- Il ne s’agit pas de repartir entièrement de zéro. L’objectif est de soutenir par des outils numériques ce qu’une région et sa population proposent déjà. Ce potentiel peut être exploité par beaucoup d’autres régions du pays.

Lynn Scheurer von Schweizer Illustrierte
Lynn ScheurerMontrer plus
Par Lynn Scheurer publié le 22 septembre 2021 - 08:57