La tête baissée sur leur smartphone, le nez plongé devant leur tablette, les oreilles isolées du monde extérieur par des écouteurs. C’est l’image que beaucoup d’entre nous avons des adolescents et adolescentes. Dans notre société, le numérique a pris une grande place. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), en vingt ans, le taux d’utilisateurs et utilisatrices d’internet est passé de moins de 10% à près de 100% chez les 14 à 19 ans. Cette tranche d’âge enregistre par ailleurs la plus forte croissance dans l’utilisation des outils numériques. Selon l’étude suisse «James», 99% des 12-19 ans possèdent leur propre smartphone. Avec le temps, l’offre numérique s’est considérablement élargie. Elle ne se limite plus au poste de télévision dans le salon ou à l’ordinateur familial, mais se décline désormais en de multiples outils et plateformes, donnant accès à toutes sortes de prestations, réseaux sociaux, contenus, jeux, musique, etc. Face à ce constat, peut-on encore diaboliser les écrans et les accuser de tous les maux? Difficile. Alors que les études scientifiques se sont beaucoup focalisées sur les effets négatifs, en particulier chez les jeunes, certaines s’intéressent aujourd’hui aux aspects positifs. Un changement de perspective bienvenu tant l’univers du numérique est devenu incontournable.
1. Un seul et même monde
La socialisation, la construction identitaire, le bien-être, les possibilités d’apprentissage sont les effets positifs d’internet et des médias numériques décrits dans la littérature. Un nombre croissant d’études suggèrent également que le temps en ligne peut améliorer les relations sociales en donnant l’occasion de partager une part de son intimité, d’exprimer son affection et d’organiser rencontres et activités. C’est ce que relève une étude romande menée par le Groupe de recherche sur la santé des adolescents (GRSA) d’Unisanté durant l’année scolaire 2019-2020 auprès de 3000 élèves en 10e année HarmoS (13-14 ans). La communication avec les amis, l’accès rapide à l’information et l’écoute de la musique sont les points positifs les plus souvent rapportés par les jeunes interrogés dans cette étude. «La présence des pairs est très importante à cet âge-là. Pour les adolescents, le numérique n’est pas un monde à part, mais un prolongement du leur. Aussi, internet représente une source d’information importante en termes de santé et de sexualité dans une période de vie où l’on construit son identité et où les questionnements sont nombreux», commente la Dre Yara Barrense-Dias, responsable de recherche au GRSA.
2. La Toile, un univers à risques
Sur la Toile, personne n’est toutefois à l’abri de tomber sur des images violentes ou choquantes (pornographie, par exemple) sans les chercher activement. Pour les jeunes en particulier, la prudence s’impose face aux pratiques de «sextorsion» et de «cybergrooming». Via les réseaux sociaux ou les jeux en ligne, des personnes malveillantes tentent de gagner la confiance de leurs jeunes victimes pour les faire chanter ou abuser sexuellement d’elles. Le cyberharcèlement est une autre dérive à laquelle il faut prendre garde. Internet peut aussi être le lieu d’incitation à des pratiques dangereuses (anorexie, scarification, incitation à la haine) ou de familiarisation à des produits illicites pour les mineurs par le biais de publicité indirecte ou de placement de produits. Quant aux jeux gratuits (free-to-play) dans lesquels on donne, à un moment donné, la possibilité aux joueurs de payer pour pouvoir avancer dans le jeu ou gagner des vies, ils sont l’antichambre des jeux d’argent, selon les spécialistes.
3. La peur de l’excès
L’offre élargie du numérique fait craindre un usage excessif chez les jeunes. Le Dr Joan-Carles Suris, pédiatre à l’Hôpital de l’enfance à Lausanne et chef du GRSA à Unisanté, rassure: «Le temps d’écran a augmenté avec les années, mais l’usage excessif est resté stable et demeure minoritaire.» Selon le spécialiste, la limite des deux heures par jour, recommandée il y a vingt ans par l’Académie américaine de pédiatrie, est devenue obsolète avec l’arrivée du smartphone, dont l’âge moyen de possession est de 10 ans. Il est difficile d’établir une norme tant les activités peuvent être diverses, poursuit-il: «C’est moins le temps que passent les adolescents sur les médias numériques que le contenu qui importe. Il faut s’y intéresser.» Durant le semi-confinement, la consommation d’écran a augmenté chez tout le monde de manière circonstancielle. «Les jeunes n’ont pas éprouvé de bonheur extrême à cela, mais plutôt une lassitude», relève la Dre Yara Barrense-Dias. «La plupart d’entre eux se mettent devant les écrans par ennui, faute de mieux. C’est pourquoi il est important de proposer des alternatives, ce qui est possible même pour les familles les moins favorisées», insiste le Dr Suris.
4. Un équilibre à trouver
Manque de sommeil, impact sur la santé mentale, le poids, l’activité physique, baisse des résultats scolaires sont des effets négatifs potentiels de l’utilisation excessive des écrans, d’après la littérature scientifique. Pour les éviter, il faut veiller à un équilibre entre le temps en ligne et le temps hors ligne. «De nombreux enfants et adolescents passent beaucoup de temps devant les écrans, mais ils ont beaucoup d’amis et vont bien», rassure le pédiatre. En revanche, un enfant qui s’isole, mange seul devant son smartphone, dort mal, s’endort en classe, se montre agressif, agité ou déprimé ou dont les résultats scolaires sont à la baisse doit inquiéter. «Ces signes doivent préoccuper n’importe quel parent. Il est important d’aborder le sujet des écrans avec son enfant, mais ce n’est souvent pas la seule cause», indique le Dr Joan-Carles Suris. Gardons également à l’esprit la double injonction qui pèse sur les jeunes: «D’un côté on leur demande de restreindre leur usage des médias numériques, de l’autre l’école encourage leur utilisation par le biais d’une éducation numérique conformément au Plan d’études romand», explique la Dre Yara Barrense-Dias. Dans cette société si paradoxale à l’égard du numérique, il est nécessaire d’accompagner les plus jeunes dans cette aventure et, surtout, de leur montrer l’exemple.
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Réseaux sociaux: rester connecté avec soi-même
Surfer sur les réseaux sociaux a du bon, mais cela peut aussi abîmer. Pour se préserver, il faut «avant tout rester à l’écoute de soi-même», recommande l’organisation genevoise de promotion de la santé mentale Minds. Conseils.
- Se fixer des limites: programmer un temps d’écran sur le téléphone ou directement sur certaines applications (Instagram, notamment, le propose). Désactiver les notifications, activer le mode «ne pas déranger» à partir d’une certaine heure ou encore oublier de temps en temps son téléphone à la maison pour prendre du recul et pour se concentrer sur soi ou sur d’autres types d’activités.
- Cultiver la bienveillance envers soi-même et les autres. Eviter de suivre des comptes qui nous font nous sentir mal dans notre peau et aller vers ceux qui nous font du bien. Ne pas hésiter à bloquer ou à se désabonner des comptes toxiques ou à quitter les groupes malveillants sur les messageries. En cas de harcèlement, ne pas rester seul et en parler à une personne de confiance.
- Comparaison n’est pas raison: la plupart du temps, les réseaux sociaux ne reflètent pas la réalité. Chacun se montre sous son meilleur jour et ne donne à voir que les instants plaisants et superficiels de son existence. Sans compter qu’il est facile de modifier un visage, un corps, un paysage, etc. à l’aide de filtres ou d’applications. Face à tout cet étalage, il peut être difficile de garder confiance en soi. Eviter les comparaisons – et si ce n’est pas possible, se désabonner – peut être utile pour prévenir les complexes.
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«Le rôle de l’Etat est crucial»
Trois questions au Pr. Philip D. Jaffé, vice-président du Comité des droits de l’enfant des Nations unies et professeur au Centre interfacultaire en droits de l’enfant de l’Université de Genève.
- Les parents sont-ils les seuls responsables quand il s’agit de la sécurité et de la protection des enfants dans l’univers du numérique?
- Pr. Philip D. Jaffé: Non, le rôle de l’Etat est crucial. Il doit dans la mesure du possible à la fois protéger tous les membres de la société, les adultes comme les enfants, des dangers du numérique, mais aussi veiller à ne pas brider l’accès, qui doit rester aussi libre que possible, et préserver ses bienfaits éducatifs et d’efficience.
L’univers du numérique n’est d’ailleurs pas sans foi ni loi. Les menaces, les injures, la diffamation ou la calomnie, le chantage, la représentation de la violence, etc. tombent sous le coup de la loi en Suisse. Ces actes peuvent faire l’objet de plaintes, d’enquêtes de police et donner lieu à des condamnations pénales.
- Comment mieux réglementer le numérique?
- Il n’existe pas beaucoup d’exemples convaincants de réglementation de l’univers numérique et beaucoup est laissé au bon vouloir et à la conscience des grandes compagnies qui se partagent la Toile. Pour l’heure, la meilleure pratique de défense des citoyens est australienne. Ce pays a mis en place un e-commissaire avec un mandat et des moyens suffisants pour intervenir avec force lorsque des pratiques mettent en danger des utilisateurs, avec la possibilité de porter plainte, mais aussi de mettre un terme à des opérations commerciales.
L’Union européenne vient d’approuver une nouvelle loi – le DSA (Digital Services Act) – visant à mieux réguler internet afin de protéger les droits fondamentaux des utilisateurs. Désormais, ce sera plus facile de forcer les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) d’enlever un contenu illégal (déni de l’Holocauste, incitation au racisme, au terrorisme, etc.) et d’interdire la publicité de produits nuisibles aux enfants.
- Quelles autres mesures concrètes pourraient être exigées du côté des géants de la Toile ainsi que des compagnies qui proposent des programmes et produits numériques?
- Par exemple, la technologie existe pour déterminer l’âge des utilisateurs et donc identifier les enfants qui chercheraient à se connecter à du contenu inadapté. Ou encore, les sociétés qui proposent de nouveaux produits pourraient n’être autorisées à les commercialiser que si des évaluations d’impact sur les enfants sont réalisées et démontrent l’absence de risques. Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU a aussi interpellé les Etats pour qu’ils mettent en place des moyens pour éduquer et conseiller les parents afin d’accompagner leurs enfants de manière optimale dans l’utilisation des moyens numériques à disposition. Il va sans dire que les écoles ont aussi un rôle important à jouer.
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