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Culture

Les Giacometti, histoire de l’art en famille 

A l’occasion de la sortie du documentaire «I Giacometti» dans les salles de Suisse romande, nous avons rencontré sa réalisatrice engadinoise, Susanna Fanzun, et découvert les dons artistiques de toute la famille Giacometti. Quand le talent est héréditaire. 

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La documentariste Susanna Fanzun chez elle, à Scuol, feuillettant le story-board de son film «I Giacometti»

La documentariste Susanna Fanzun chez elle, à Scuol. Elle feuillette le livre de contes de l'Engadine illustré par Giovanni Giacometti qu'elle adore.

 
Remo Buess

Le Val Bregaglia dans les Grisons est une région rude et mystérieuse qui a donné naissance à une dynastie d’artistes d’exception, les Giacometti. Documentariste originaire de l’Engadine, Susanna Fanzun suit les traces de la famille Giacometti et nous entraîne dans un voyage jusqu’aux sources de la créativité. Résultat: un film rare, passionnant, nourri de dessins, de peintures, de sculptures, de documents d’archives et de très nombreux témoignages. Lorsqu’on lui a proposé l’interview en français, elle a pas mal hésité, précisant qu’elle ne pratiquait pas souvent la langue, mais tout s’est bien passé. Susanna Fanzun a su parfaitement nous transmettre sa passion dans la langue de Ramuz et nous raconter le pourquoi et le comment de ce film documentaire. 

- Le titre original du film est «I Giacometti», pourquoi ce «I»?
- Susanna Fanzun: Il ne s’agit pas, comme on pourrait le penser, du «je» anglais, mais tout simplement du pluriel collectif en italien qui signifie «les». Je l’ai choisi parce que c’est une vallée où l’on parle italien et pour l’aspect visuel de la lettre. Alberto Giacometti faisait des sculptures très allongées et puis cela relève également du symbole de cette famille, l’idée de devenir grande et fameuse.

 

- D’où vient l’idée de s’intéresser à la famille et pas seulement à Alberto Giacometti?
- Il y a très longtemps que j’ai ça en tête. En 2001, on a fêté le centenaire de la naissance d’Alberto Giacometti. A cette occasion, j’ai réalisé un court documentaire sur lui pour la télévision romanche. J’ai interviewé des témoins de l’époque qui avaient tous connus Alberto personnellement. La gouvernante, la cousine, Nelda, la serveuse du restaurant proche de l’atelier d’Alberto qui avait été son dernier modèle... Peu après, presque toutes les personnes interviewées sont décédées. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de réaliser ce documentaire sur la famille. Alberto est célèbre, mais c’est important de savoir qui l’entourait. En apprenant à connaître ses parents, Giovanni et Annetta, ses frères, Diego et Bruno, et sa sœur, Ottilia, nous le voyons aussi sous un nouveau jour. Ce changement de perspective m’intéressait.

 
Les quatre enfants Giacometti à Stampa en 1911

En 1911, les quatre enfants Giacometti à Stampa, dans le canton des Grisons, avec de gauche à droite Diego, Ottilia, Bruno et Alberto.

 
Fotostiftung Schweiz/Gertrud Dübi-Müller/Keystone

- Comment avez-vous travaillé?
- Toutes ces premières interviews que j’avais réalisées pour le centenaire constituaient ma boîte à trésors. Et je voulais recueillir encore plus de témoignages. J’étais en contact avec Ernst Scheidegger (1923 - 2016), qui avait fait la photo d’Alberto pour le billet de 100 francs; en 2013, son amie m’a dit qu’il était proche d’atteindre les 90 ans et qu’il fallait que je me dépêche de lui rendre visite pour l'interviewer. J’ai également rencontré Sabine Weiss, qui est décédée à 98 ans; c’est l’une des grandes photographes du XXe siècle, qui a beaucoup travaillé avec la famille. Son héritage est géré par le musée Photo Elysée à Lausanne. Il y avait aussi le filleul d’Alberto, Giacomo Dolfi, qui lui servait de chauffeur lorsqu’il était étudiant et qui était mon dentiste scolaire. Il habite le même village que moi. J’avais rencontré sa mère, Sina, qui connaissait bien la famille. En tant que réalisatrice, j’aime partir de l’histoire orale, l’histoire racontée. C’est essentiel pour moi, sinon elle s’oublie.

 
La documentariste Susanna Fanzun et son caméraman Pierre Mennel devant un tableau de Giovanni Giacometti

La documentariste Susanna Fanzun et son caméraman Pierre Mennel devant un tableau de Giovanni Giacometti qui représente la famille Giacometti autour de la table du dîner dans la maison familiale.

 
Dschoint Ventschr Filmproduktion Facebook

- Vous mêlez des documents d’archives, des dessins, des peintures…
- Effectivement, il s’agit d’une famille d’artistes. Il y a donc beaucoup d’esquisses au crayon, de dessins rapides à l’encre de Chine ou de peintures à l’huile qui illustrent leur vie. J’ai beaucoup lu et nous avons voyagé à travers l’Europe, de Paris à Zurich en passant par l’Italie, à la recherche de leurs œuvres pour enregistrer les originaux avec la carte des couleurs. Je devais sans cesse faire des choix entre des documents magnifiques. Et j’ai pu illustrer leur histoire avec leurs peintures.

 
Tableau de Giovanni Giacometti intitulé «Sous le sureau», peint en 1911

Tableau de Giovanni Giacometti intitulé «Sous le sureau», peint en 1911. Cette toile représente la famille du peintre dans le jardin de leur maison de Stampa dans les Grisons. La toile a été adjugée pour 1,92 million en 2011 lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à Zurich.

 
Vinca Film

- Qu’est-ce qui a été le plus difficile?
- Raconter l’histoire d’autant de personnes sur deux, voire trois générations était la bonne idée; en revanche, elle représentait un vrai défi, mais c’est ce regard sur le collectif qui fait le film. J’ai travaillé dix ans sur ce documentaire, j’ai rencontré de nombreuses difficultés, notamment en ce qui concerne le financement et la production. Toutes les clarifications juridiques concernant les œuvres d’Alberto et les photos des photographes qui ont réalisé son portrait ont été très laborieuses. 

- Selon vous, quelles sont les particularités de cette région qui a donné autant d’artistes? 
- Bruno Giacometti, le plus jeune de la fratrie, qui est devenu un architecte renommé, a déclaré dans une interview: «Si un arbre grandit au bord de la mer, c’est un autre arbre que celui qui grandit dans les montagnes.» La vallée escarpée où il n’y a pas beaucoup de soleil en hiver, la forêt de mélèzes, les prairies alpines sèches, tout cela a marqué les Giacometti qui ont vécu dans le Val Bregaglia. L’environnement dans lequel nous grandissons nous marque. Alberto appréciait les ombres, les endroits sombres. Enfant, il aimait jouer dans une grotte, un trou sous une grosse pierre. Son père, Giovanni, avait attiré son attention sur cette petite grotte. Plus tard, son atelier à Paris a souvent été comparé à la grotte de son enfance.

 
Reconstitution de l’atelier d’Alberto Giacometti à l’Institut Giacometti de Paris

Reconstitution de l’atelier d’Alberto à l’Institut Giacometti de Paris. L’ensemble du mobilier et des pièces de l’artiste avait été soigneusement conservé par sa femme, Annette. Le sculpteur travaillait dans ce qu’il appelait sa «caverne-atelier», 20 mètres carrés dans le XIVe arrondissement parisien.

Vinca Film/Fondation Giacometti Paris

- Vous montrez bien que Giovanni, le père, a tracé la route pour ses enfants et principalement pour Alberto…
- Je voulais insister sur son parcours car Giovanni a connu beaucoup de difficultés dans son développement d’artiste, avant de devenir un peintre impressionniste reconnu. Alberto n’a pas été obligé de subir le même parcours. La famille était convaincue que c’était une vocation à suivre. Etre artiste était légitime. Alberto a toujours été soutenu par sa famille et a vécu pour l’art. De même que Diego, qui est devenu un dessinateur de meubles et de luminaires réputé.

- La mère, Annetta, semble être une forte femme…
- C’est la seule qui n’était pas artiste. Pour moi, c’est l’éminence grise de la famille, le boss. C’est elle qui a tiré tous les fils. Elle était assez directive, par exemple elle a interdit à Diego d’épouser la fille avec laquelle il vivait depuis des années.

En 1961, Alberto Giacometti avec sa maman, Annetta, dans la maison familiale de Stampa

L’admiration d’une mère pour son fils: en 1961, Alberto Giacometti avec sa maman, Annetta, dans la maison familiale de Stampa (GR).

Henri Cartier-Bresson/Magnum/Keystone

- Après ce film, quels sujets avez-vous envie d’aborder?
- Je n’en ai pas fini avec la famille Giacometti! Je vais faire un film sur Augusto Giacometti, qui est le cousin de Giovanni. Né en 1877, il avait dix ans de moins que lui. C’était un magnifique artiste. Un peintre avant-gardiste, reconnu comme un grand maître de la couleur. Comme Giovanni, il est né à Stampa, village du Val Bregaglia, puis il a vécu longtemps à Zurich, où il est mort en 1947. Il a écrit des journaux intimes passionnants. Je n’ai pas pu le mettre dans le film, c’était trop compliqué. Ils ne se fréquentaient pas vraiment avec la famille de Giovanni. Le film sur Augusto Giacometti est une recherche de traces dans le royaume des couleurs, des désirs et des souffrances familiales. Il dresse également un tableau de la cohabitation dans la vallée de montagne grisonne.

Par Chloé Sullivan publié le 15 mars 2024 - 09:36