«J’ai été reconnue en tant que femme aux yeux de la société le 19 octobre 2015. Je me souviens de mon émotion quand j’ai appris la décision du tribunal, j’étais au bureau, j’ai pleuré, j’étais encore en costard-cravate. Dans ma vie d’avant, je pensais être un cadre supérieur bancaire assez sensible aux questions féminines, quelqu’un de respectueux, mais en même temps j’avais tous ces biais inconscients de mec; quand tu as des privilèges, tu les utilises, même sans t’en rendre compte. Un truc tout bête, quand je fixais ma séance avec mes cadres un lundi matin à 8 heures et qu’une femme me faisait remarquer que c’est un horaire difficile pour une mère de famille, je me rappelle avoir eu cette réponse d’une arrogance totale: «Soit vous êtes femme, soit vous êtes cadre, arrangez-vous avec votre mari!» Je n’avais pas conscience, comme aujourd’hui, que, dans un couple de cadres, c’est toujours la femme qui se sacrifie. En délivrant ma prestation d’homme, je le faisais avec beaucoup de stéréotypes sur les femmes, même si je m’en sentais une à l’intérieur.
Une femme cisgenre qui se sent à l’aise avec le sexe reçu à la naissance ne se pose pas la question de ce qui est féminin. Moi, si, tout le temps. Je devais tenter, dernièrement, lors d’une manifestation, de donner une définition du féminin. Je me suis demandé s’il existait trois caractéristiques du féminin qui ne soient ni physiologiques ni socialement construites. Je n’en ai pas trouvé. Mais ce dont je me suis rendu compte, surtout en assistant à beaucoup de stages de développement personnel, stages où les femmes sont toujours en majorité, c’est que ce qui est, au fond, essentiellement féminin est la capacité unique qu’ont les femmes de rechercher en permanence à être une meilleure personne, pour elles-mêmes et pour les autres. En passant de l’autre côté, j’ai réalisé que les femmes sont toujours dans ce questionnement: qu’est-ce que je peux faire mieux, pour moi, pour mes enfants, pour mes proches? Comme la femme est en position d’infériorité dans la société, elle est toujours en train de se poser la question «Comment puis-je m’améliorer?», ce que l’homme n’a pas besoin de faire.
Lynn, transgenre et libre d’être belle
Dans l’association Epicène, que j’ai fondée, nous sommes cinq femmes trans* à avoir perdu notre travail après notre transition. Nous étions toutes auparavant des hommes occupant des fonctions importantes. Bien sûr, on pourrait penser que c’est dû à notre transition, c’est vrai, mais c’est aussi lié au fait d’être une femme. J’ai découvert, par exemple, une fois devenue une femme pour l’extérieur, ce qu’on appelle le «mansplaining». Une femme formule une idée, on l’écoute à peine. Un homme reprend la même idée à son compte, il est écouté, c’est devenu sérieux, et c’est insupportable. Comme le fait de voir des projets qui m’avaient été confiés en tant qu’homme m’être retirés par la suite. Après mon licenciement, j’ai reçu des propositions de mandats payés à l’heure au-dessous de ce que j’aurais obtenu si j’étais un homme. Autant de situations qui ont fait de moi, sur le tard, par la force des choses, une féministe. J’ai découvert récemment «L’ordre divin», ce film magnifique en hommage aux pionnières qui ont lutté pour le droit de vote des femmes. J’ai repensé à ma mère. Elle avait osé quitter son mari pour aller vivre à Lausanne avec ses deux enfants à une époque où une femme séparée n’avait pas le droit de signer un bail locatif. C’est grâce à un jeune politicien qui s’appelait Jean-Pascal Delamuraz, qui a fait pression sur la régie, qu’elle a pu emménager dans l’appartement où elle a vécu pendant quarante-cinq ans.
>> Voir le blog de Lynn Bertholet
Qu’est-ce qui a changé dans ma vie quotidienne? Un truc qui peut paraître anodin mais qui m’a beaucoup surprise au début. Le fait de se prendre régulièrement des coups d’épaule de la part des hommes dans la rue. J’en ai parlé à une amie, lui disant que je ne comprenais pas, que ce n’était pas de la drague, pas volontairement agressif… Elle m’a répondu: «C’est normal, c’est à toi de te pousser!» Une experte en question de genre m’a confirmé ce phénomène. On a même fait le test avec une photographe, quand je marchais dans la rue du Rhône à Genève. Cela n’a pas duré plus de trente secondes avant que je me prenne deux coups d’épaule. La photographe riait. Certes, elle reconnaissait avoir été victime elle aussi de ce comportement machiste mais sans s’en rendre compte.
Parce que les femmes sont préformatées à se pousser! Des jeunes femmes me disent aujourd’hui se forcer à ne pas faire un pas de côté et provoquer la confrontation physique. Je fais pareil. Comme j’y suis préparée, je donne un coup un peu plus fort! Rien de méchant mais une façon de montrer que les femmes existent!»