Ce que Cynthia a aimé quand elle a découvert la K-pop, en 2012? La musique, bien sûr, «très variée», précise cette Genevoise de 20 ans, mais surtout les performances. «Ce sont des artistes complets. Ils ont tous une formation de danseur professionnel, et vont passer un mois à répéter, vingt heures par jour, chaque chorégraphie. On ne retrouve pas cette précision chez les artistes américains», s’enthousiasme-t-elle. Si la pop sud-coréenne reste parfois hermétique aux néophytes, ses fans en maîtrisent tous les codes depuis longtemps, et certains n’hésitent plus à apprendre le coréen ou à reproduire ses déhanchés savants. Passionnée de cours de danse depuis l’enfance, Cynthia fait elle-même partie d’un crew: une bande qui s’adonne à la danse K-pop baptisée iDream.
Partout dans le monde, des fans montent ainsi leur troupe pour réaliser des «cover dances»: la reproduction de performances qui vont jusqu’à mimer les play-back. Mais Cynthia et son crew préfèrent les «random dances», consistant à reproduire plusieurs danses, sur une playlist mixant différents morceaux qui ne sont pas connus à l’avance, lors d’événements dédiés. «Le but du jeu est d’être capable de danser le plus de chorégraphies possible», poursuit celle qui s’est aussi mise à organiser des rencontres à Genève, à Lausanne et même à Zurich.
Devant l’ampleur du phénomène K-pop, l’industrie musicale américaine lance de plus en plus des collaborations. Après Lady Gaga, Cardi B ou Selena Gomez invitant le «girl group» vedette Blackpink en studio, c’est au tour du parrain du rap Snoop Dogg de chanter avec BTS, le groupe sud-coréen superstar. De tels duos musicaux auraient-ils vu le jour sans les fans? Car ces derniers sont désormais incontournables. Avec les réseaux sociaux, ils sont même devenus un contre-pouvoir puissant dont les majors ont intérêt à prendre soin.
A peine son dernier album sorti, la reine du R’n’B Beyoncé a dû retourner en studio pour réenregistrer un titre dans lequel elle utilisait un mot argotique pouvant être utilisé pour moquer les personnes handicapées. Et les fans ne l’ont pas loupée: difficile de prôner des messages d’amour de soi, l’inclusivité et d’insulter une catégorie de la population. Mais l’activisme des fans est loin d’être un phénomène récent. Les premiers regroupements de passionnés remontent même à Conan Doyle. A la mort du romancier, au début des années 1930, les fans de son héros Sherlock Holmes montent ainsi des clubs, en Angleterre et aux Etats-Unis, pour disserter sur les aventures du fameux détective, publier des fanzines (magazines de fan) ou prolonger l’œuvre en écrivant des fanfictions. Le «fandom» (communauté de fans) était né. Aujourd’hui, les pratiques des fans sont même entrées à l’université, à travers les «fan studies».
Spécialiste des fans de séries télé, la sociologue Mélanie Bourdaa décrypte leur effervescence dans un nouvel essai: «Les fans. Publics actifs et engagés» (C&F Editions). «Un fan est quelqu’un qui participe à un collectif social pour produire du sens et du contenu, et faire preuve d’expertise, qui est la définition même du fan: il va connaître par cœur une œuvre ou un artiste, ainsi que tout son univers, pour défendre ce qu’il aime», résume-t-elle. Le fan aime retrouver ses pairs pour partager la même passion, mais aussi déployer des pratiques créatives. Fanfiction, «fan art» (la pratique de dessins et collages), création de sites encyclopédiques et de musées virtuels dédiés à l’objet de son affection, sans oublier le cosplay, cet art de créer ses propres déguisements autour de l’univers d’une œuvre, et maintenant «random dances»…
Loin d’être un consommateur passif, le fan est même très solidaire, précise Mélanie Bourdaa: «A chaque fois, dans ces communautés, un partage collaboratif de compétences va se mettre en place, à travers des tutos ou du mentorat. Ce partage du lien social peut aller jusqu’à l’activisme partagé: les fans questionnent souvent l’identité́ sexuelle, le racisme ou le genre à travers leurs productions, par exemple.» Les fans ont même une telle puissance qu’ils ont façonné les réseaux sociaux, selon Kaitlyn Tiffany, journaliste pour le média «The Atlantic» et elle-même fan du «boys band» One Direction à l’adolescence. Profitant de sa connaissance pointue de ce «fandom», elle décortique le monde souterrain des fans dans un livre paru en juillet: «Everything I Need I Get from You».
Interviewée dans «The Verge», elle affirmait ainsi que l’hyperémotivité des usagers de Twitter vient directement de la «fan culture»: «Il y a une tendance à parler de n’importe quoi comme si c’était soit la meilleure chose du monde, soit la pire chose du monde. Même les gens sérieux parlent tout le temps comme ça sur Twitter, sans s’en rendre compte. Nous évoquons les objets culturels, les personnalités politiques et l’actualité avec un ton vraiment influencé par les fans. Il n’y a qu’à observer le «fandom» de Donald Trump…» Kaitlyn Tiffany s’est aussi penchée sur la «stan culture»: quand la passion vire à l’obsession chez certains fans, qui glissent vers les pratiques extrêmes pouvant aller jusqu’au cyberharcèlement. Chez les fans de One Direction, deux camps se sont notamment déchirés autour d’une rumeur d’homosexualité, le gros des troupes réclamant de ne pas se mêler de leurs affaires, le camp adverse embarqué dans les théories du complot les plus folles.
La «stan culture» s’est aussi illustrée durant le procès en diffamation intenté par Johnny Depp contre Amber Heard, alors que des fans de l’acteur se sont démenés pour remporter la bataille de l’opinion publique. «Ils ont sorti tout ce qu’ils pouvaient pour prouver la malhonnêteté de la partie adverse, et c’était violent, constate Mélanie Bourdaa. Or cette visibilité s’organise. Dans une communauté, chacun peut se donner des rôles: ceux qui seront chargés de trouver des preuves, ceux chargés de les interpréter, d’autres de les partager… Ça marche comme ça dans les communautés.» Cynthia a aussi assisté à une guerre opposant les fans du groupe BTS et ceux du groupe Exo. «Certains se sont même rendus jusqu’à l’aéroport pour insulter le groupe de K-pop concurrent, se désole-t-elle. Le problème est que les fans extrêmes deviennent parfois plus visibles que la majorité, qui est cool. C’est pour cela que l’on finit par s’éloigner de certains «fandoms».» Après tout, même les supporters de foot peuvent devenir encombrants dans les stades.
En dehors de ces factions belliqueuses, les fans savent surtout mettre leur sensibilité au service de nobles causes, à l’instar du mouvement «#FreeBritney». A l’origine, les fans de Britney Spears s’étaient inquiétés de sa mise sous tutelle, à partir de 2008, jugeant cette décision catastrophique pour l’artiste capable de remplir des stades et gagner des fortunes. Désormais libre, la chanteuse les a beaucoup remerciés pour leur soutien.
«Ce qui m’a frappée, c’est l’attention, l’affection et la compassion déployées à très grande échelle pour Britney Spears, constate Céline Morin, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication. Depuis les débuts des industries culturelles, nous avions été habitués à ce que des femmes soient jetées en pâture aux médias sans souci des répercussions sur leur santé physique et mentale. Marilyn Monroe en est un bon exemple. Mais avec Britney Spears, il y a eu une prise de conscience, au-delà de l’individu, des ravages de la médiatisation pour une femme. Et les fans ont fait tout un travail collectif d’expertise, en accumulant des savoirs, en cherchant, en discutant, en manifestant, bref, en dédiant du temps et de l’énergie pour que l’opinion se range du côté de la chanteuse.» «Certains ont beau renvoyer les fans à leur idolâtrie, et les considérer comme aliénés, ceux qui se prennent de passion pour des figures de la célébrité y trouvent des éléments de leur propre vie. Car le vécu de ces figures peut venir aider à faire sens dans notre propre existence», conclut la chercheuse.
Cynthia a trouvé son «crew» à travers les réseaux sociaux, heureuse de pouvoir être elle-même, «sans être jugée», dans ce cercle, qui constitue à présent ses plus proches amies. «Beaucoup de fans de K-pop disent être sortis de la dépression ou d’un trouble alimentaire grâce à tel groupe ou tel artiste, ajoute-t-elle. Des échanges vidéo sont aussi organisés avec les fans, où le harcèlement, la solitude, le suicide peuvent être évoqués. Sans compter la liberté de parole entre fans dans les groupes de discussion: on découvre que plein de gens vivent la même chose, ça aide.» Même les vedettes y trouvent leur bonheur.
Dans «Le même Américain», documentaire de Netflix, la star aux 50 millions d’abonnés Paris Hilton raconte à quel point ses fans, qui l’appellent «maman» et qu’elle invite chez elle, lui offrent du réconfort: «Je me sens plus proche d’eux que de la plupart des gens que je connais. Ils sont comme ma famille. Je sais qu’ils ne me jugent pas et n’essaient pas de m’utiliser. Beaucoup viennent de familles brisées, ils déversent ce qu’ils ont sur le cœur et j’essaie d’être toujours là pour eux. Beaucoup m’ont comparée à Jésus. C’est un énorme compliment qui me donne le sentiment d’être spéciale.» Et si les stars étaient fans de leurs fans avant tout?
Joan Winston
Passionnée par la série «Star Trek», elle a organisé la première convention de fans (un événement culturel et festif autour de l’objet de son affection) en 1972. Elle a aussi utilisé son savoir encyclopédique pour publier des livres sur la série, réaliser des montages, et rassembler une collection d’objets. Les fans de «Star Trek» se nomment les «Trekkies».
Quand les fans se mobilisent
On les surnomme des «armées», et leur puissance de tir est effectivement immense quand ils se mobilisent. Quelques moments mémorables.
1. Généreux
Après l’annonce de l’annulation de la série «Veronica Mars», en 2008, les fans ont envoyé massivement à la chaîne des barres chocolatées de Mars pour montrer qu’ils étaient nombreux. Puis le créateur a lancé une campagne de financement participatif pour réaliser une suite, et réuni 2 millions de dollars.
2. Influents
En 2020, les fans de K-pop se sont illustrés en noyant des suprémacistes blancs américains de hashtags concurrents pour empêcher leur visibilité sur les réseaux sociaux, puis en perturbant un meeting de Donald Trump après avoir pris des places sans s’y rendre. Révélant du coup leur puissance de frappe mondiale.
3. Conscients
Après la mort injustifiée d’une héroïne lesbienne dans la série «The 100», en 2016, les fans ont décidé de lever des fonds au profit d’une association de prévention du suicide auprès des jeunes gens LGBTQ+. Et de s’offusquer contre le phénomène «Bury your gays» consistant à réserver des fins tragiques aux personnages queers.
4. Percutants
En 2017, pour s’opposer à un projet de loi criminalisant l’avortement, des femmes ont débarqué au Congrès de l’Ohio vêtues de la fameuse robe rouge de la série «The Handmaid’s Tale». Pas besoin de slogans, leur séance de cosplay avait tout dit. Mais pas empêché la Cour suprême de révoquer le droit à l’avortement cinq ans plus tard…
Et ils s’appellent comment tes fans?
La consécration pour une star? Avoir un «fandom» si dévoué qu’il s’attribue un surnom pour symboliser son engagement. Oui, comme dans le couple.
1. Justin Bieber
Les «Beliebers» ont été parmi les premiers à s’attribuer un surnom (la contraction de «believer», «croyant», et de Bieber) et à lancer la mode des pseudos donnés aux communautés de fans. Les «Beliebers» seraient plus de 100 millions dans le monde.
2. Katy Perry
Pour honorer la passion de la chanteuse pour les chats, ses fans ont trouvé eux-mêmes le surnom de «KatyCats» (jeu de mot avec «chatons»), à force de discuter entre eux sur des forums. Depuis, elle les désigne affectueusement ainsi.
3. Lady Gaga
C’est elle qui a surnommé ses fans «Little Monsters» en les voyant reproduire une de ses chorégraphies. Pour prouver qu’elle les aime, elle s’est fait tatouer «Little Monsters» sur le bras et s’est proclamée «Mother Monster».
4. One Direction
Les «Directioners» ont trouvé leur surnom seuls. Au milieu des années 2010, ils entrent en guerre contre les «Beliebers» pour savoir qui de leur chouchou est le meilleur. La rivalité fait pschit quand le groupe One Direction se sépare, en 2016.
5. Selena Gomez
Si la chanteuse dessine (et vend) des vêtements siglés «Selenators», c’est que le terme désigne ses fans. Ils ont trouvé seuls
ce surnom, qui mélange le prénom de la chanteuse et le nom du personnage Terminator, censé incarner la force.
6. Taylor Swift
Ses «Swifties» savent tout d’elle et la suivent à la trace. Elle-même les couve et ira jusqu’à offrir une maison à une «Swiftie» qui s’était retrouvée à la rue. Mais désormais, les «Swifties» se déchirent autour de sa surconsommation de jet privé.
7. Nicki Minaj
Elle adore Barbie? Ses fans se sont intronisés «Barbz». Ils interagissent beaucoup sur Twitter avec elle, et elle aime dédicacer leur poitrine quand elle les croise. Les «Barbz» se sont récemment déchirés autour de ses propos antivax.
8. Star Trek
Les fans de Star Trek se nomment les «Trekkies»