Tout l’attachement d’Elisabeth à la race des corgis tient en une seule photo en noir et blanc datant de 1936. La future reine a 10 ans et, dans un geste tendre, elle enlace son chien Dookie. Les yeux clos, ce doux compagnon semble exprimer sa profonde gratitude à sa jeune maîtresse. Dans les archives familiales, l’animal est décrit comme un «sentimental-né». La jeune fille et lui sont au diapason.
Depuis, 86 ans plus tard, la reine a vu défiler plus d’une trentaine de bêtes de la race welsh corgi pembroke, utilisée autrefois par les bergers gallois. Elle a mis sur pied un élevage, à 23 ans, en 1949. Elle en a fait l’un des symboles de son règne, mais a décidé, à la veille de son 90e anniversaire, de mettre un terme aux reproductions. Par cette décision, une page de la monarchie britannique s’est tournée et un chapitre s’est achevé pour l’espèce dont on a craint, à tort, qu’elle connaisse le déclin, comme l’a fait savoir le Kennel Club, la plus sérieuse institution de protection des chiens de Grande-Bretagne.
De mémoire d’homme, on ne se souvient pas d’avoir connu la souveraine sans l’un ou l’autre de ses «loyal royals». Avec ou sans laisse, ils sont devenus le prolongement de Sa Majesté, occupant une place de choix sur les portraits officiels ou les pièces et médailles commémoratives. Le corgi a fait son entrée au sein de la famille royale britannique en 1930, sous le règne du père d’Elisabeth, George VI.
Trois ans plus tard, elle et sa sœur cadette partageaient la garde d’un chiot. Avec Dookie, il y eut Jane. Mais il fallut attendre 1944 et le 18e anniversaire de la future souveraine pour qu’elle reçoive son chien, l’emblématique Susan. Un lien particulier la liait à cette bête courte sur pattes aux oreilles démesurées, la première d’une longue lignée.
Elisabeth II a possédé jusqu’à 13 corgis à la fois. Ce qui fit dire à la princesse Diana, à propos de cette escorte canine, qu’elle avait le sentiment d’apercevoir «la reine avancer sur un tapis mouvant». Sugar, Honey, Whisky, Sherry et Bee ont été les dignes descendants de Susan.
La reine en offrit souvent, ne les vendit jamais et refusa toujours de les faire participer à des concours de beauté. Tous, sans exception, ont eu droit à une sépulture ornée d’une pierre tombale dans les jardins privés.
Trois de ses corgis connurent une gloire planétaire dans le clip d’ouverture de la cérémonie des JO de Londres en juillet 2012. Monty, Willow et Holly avaient fière allure en compagnie de leur maîtresse et de Daniel Craig, alias James Bond 007. Monty, qui avait appartenu à la reine mère, mourut peu après.
On pourrait sourire devant l’affection que la reine porte à ces canidés aux aboiements perçants, s’ils n’avaient un rôle thérapeutique que feu le duc d’Edimbourg désigna par le terme «dog mechanism». En s’évadant avec eux, la reine décompresse et renoue avec son enfance. Cette période d’avant la disparition de son père et la lourde charge dont elle a hérité. Elle s’extirpe ainsi de ses obligations. Avec eux, elle a partagé ses joies, ses doutes et ses préoccupations et leur a donné, parfois plus qu’à ses proches, toute son affection. Ces animaux de compagnie énergiques et indépendants ont vécu à son rythme, elle qui allait autrefois d’un pas vif, souvent l’après-midi, dans les jardins de Buckingham ou ailleurs sur ses vastes terres.
Depuis des décennies, la reine a imposé partout la présence de ses chers trésors. Elle a passé avec eux une sorte de pacte secret. Ils jouissent d’une impunité quasi totale et se soucient peu du protocole. Toutefois, l’âge venant, elle a craint qu’ils ne deviennent un fardeau pour ses descendants après sa disparition. De plus, le risque qu’elle trébuche sur les plus jeunes, remuants compagnons longs de 25 à 30 centimètres, était bien réel. Enfin, le départ à la retraite de Nancy Fenwick, la responsable en chef des corgis, la conforta dans son choix de ne plus en avoir. La reine n’aurait pas pu s’encombrer d’une nouvelle portée.
En 2022, elle en possède encore deux, plus un dorgi de 10 ans, Candi, le plus âgé, et un cocker baptisé Lissy. L’an dernier, elle a reçu Fergus, âgé de 5 mois, des mains de son fils Andrew, au moment de l’hospitalisation du prince Philip. Mais la petite bête n’a pas survécu. Au moment de l’interview donnée par Meghan et Harry à Oprah Winfrey, un employé de Buckingham, parlant des chiens, glissa qu’eux «savaient être fidèles».
L’entretien de ces «aristochiens» a longtemps été attribué aux valets de pied surnommés Doggie 1 et Doggie 2. Les corgis sont choyés et suivent un régime strict. Biscuits enrichis le matin dès le petit-déjeuner; le soir, c’est riz, filet de steak ou poitrine de poulet en sauce. Et gare à l’employé qui dérogerait à la règle. En août 2011, la reine découvrit qu’en son absence la cuisine avait osé leur servir des plats surgelés – mal décongelés – et non de la viande fraîche. De mémoire d’employé de maison, on n’avait pas vu Elisabeth entrer dans une telle colère.
Mais il n’y a pas qu’elle qui montre les dents. Les chiens, autrefois dressés à mordiller le bétail pour le diriger, chopent volontiers tout ce qui passe à portée de leur museau. Leur tableau de chasse n’a épargné personne: le préposé aux horloges royales, un policier, le postier et même leur royale maîtresse. En 1991, elle eut droit à trois points de suture à la main gauche. Un chauffeur intrépide qui voulut s’interposer reçut une piqûre contre le tétanos.
En 2003, en visite chez sa mère, la princesse Anne eut la mauvaise idée d’emmener Dotty, son bull-terrier. Cette dernière avait déjà agressé des enfants, cette fois elle attaqua sauvagement Pharos, l’un des favoris d’Elisabeth, lui sectionnant une patte et lui en brisant une autre à trois endroits. Il fallut euthanasier la bête le lendemain. La reine, d’un naturel stoïque, en fut littéralement dévastée.
En 2013, elle choisit d’exclure Lupo, le joli cocker noir de Kate et William, des célébrations familiales de Noël à Sandringham afin d’éviter un nouvel épisode sanglant. Les corgis détestent les intrus. Max, le norfolk terrier de la princesse Beatrice, invitée de passage à Buckingham, se fit croquer une oreille. A force, la reine a fait appel à un psy comportementaliste afin de remettre ses voyous dans le droit chemin.
La présence des «fauves» d’Elisabeth est aussi un habile moyen diplomatique pour mettre à l’aise d’estimables visiteurs. Une partie de la troupe est alors invitée à quitter ses appartements, la Corgi Room, vaste pièce dans laquelle chacun dispose d’un panier personnel surélevé afin d’échapper aux courants d’air, pour venir se mêler aux grands de ce monde.
Dans le pays, le Kennel Club s’est alarmé lorsqu’il fut décidé de mettre fin à l’élevage royal. Pour l’association, la race est inscrite sur une liste d’espèces à surveiller. En 2014, la barre fatidique des 300 actes de naissance, sorte de garantie de perpétuation des welsh corgis pembroke, n’a pas été atteinte. L’affaire est devenue politique lorsque le «Daily Telegraph» s’est emparé du sujet, accusant l’ex-gouvernement travailliste d’être à l’origine de cette désaffection pour des raisons esthétiques. Le Labour avait introduit en 2007 une loi interdisant de couper la queue de ces animaux. Mais la décision de la reine étant irrévocable, ses corgis ne lui survivront pas. D’ailleurs, à quoi bon, le grand public préfère une autre race à celle qu’elle a tant chérie. Laquelle? Le bouledogue français. Honni soit qui mal y pense.
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