«Moi, les vaches, c’est génétique», lance-t-il avec un sourire. Nous sommes dans la ferme familiale de Mézières (FR). Ce jeune éleveur de 26 ans n’a pas pour habitude d’y recevoir des journalistes, il faut dire aussi que ses journées commencent souvent à 4 heures et demie du matin pour se finir à 19 heures. Et même le soir, quand d’autres garçons de son âge se délassent sur des jeux vidéo, Jérémie Golliard se penche sur les caractéristiques des taureaux, histoire de trouver le meilleur mâle reproducteur pour Emma, Ella, Elsie, Elégance, Fortuna ou Fiona. «Si j’ai une vache avec un pis qui n’est pas bien attaché (pas retenu à la base ferme et droit, ndlr), je vais chercher un taureau qui va compenser ce défaut.»
Toutefois, nous ne sommes pas là pour disserter sur les pis, mais sur les cloches. Ces dernières sont de nouveau bien attachées, elles, au cou de ses 12 génisses, pas mécontentes de ce petit soleil qui brille sur l’herbe. Jérémie les avait enlevées début septembre pour satisfaire un habitant du locatif voisin du pré où broutent ses bêtes qui se plaignait du bruit, notamment nocturne. La mort dans l’âme. «Un silence nouveau a enveloppé ce pâturage, un silence qui, pour certains, semble étrangement vide... Les cloches n’étaient pas seulement des objets pratiques, cela nous rappelle que le bétail est toujours dans le pâturage; sans les cloches, nous n’avons plus de surveillance tôt le matin ou un jour de brouillard. Elles étaient des témoins d’une époque, des porteuses de mémoire. Leur absence nous rappelle combien il est fragile, cet équilibre entre la modernité et la présence des traditions.» C’est un extrait du texte qu’il a écrit sur Facebook avec son amie. «Je n’aime pas mettre ma vie sur les réseaux sociaux, mais voilà. On l’a bien relu 50 fois avant de le publier, mais il fallait faire quelque chose!» Une prose magnifique, un coup de gueule poétique et élégiaque bien torché par un jeune paysan qui n’aimait pas l’école «mais beaucoup le français».
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Un soutien massif sur les réseaux
Ce jeune homme à la carrure solide était loin d’imaginer que son texte allait lui aussi faire du bruit. Plus de 350 partages, des centaines de commentaires, des internautes séduits par ce paysan qui parle comme un poète: «Le son clair des cloches, porté par la brise, semblait flotter au-dessus des pâturages, comme un écho ancien qui rassurait et rassemblait. C’était un symbole de la vie d’ici, un lien invisible entre les hommes, les animaux et la terre. Elles rythmaient nos journées, marquant le passage des saisons et rappelant à chacun la beauté simple de la vie rurale.»
Et Jérémie d’évoquer encore «le vide, les journées plus longues sans ce doux carillon qui résonnait à travers les collines, les anciens qui y voient une rupture avec le passé, un souvenir effacé».
Son plaidoyer pour le maintien de la tradition a fait mouche sur Facebook. «Il ne faut pas céder aux caprices des citadins», lui écrit Michael. «J’espère que vous irez sonner chez ces voisins pour qu’ils viennent vous aider à rechercher les vaches sans cloche qui se sont perdues», insiste Fabienne. «Que ces citadins retournent d’où ils viennent avec le bruit des routes, la pollution et des moteurs des grosses cylindrées», tonne Myriam. D’autres internautes évoquent des lois communales qui interdisent de porter plainte contre les sonnailles, du bétail ou de l’abbatiale, comme à Romainmôtier. «Vous êtes trop gentil, j’aurais même rajouté un ou deux toupins», assène à son tour Laure. Quant à Philippe, autre internaute, il assure que «la campagne est aux paysans et aux amoureux de la terre. Pas aux bobos débiles qui jouent les écolos à la petite semaine!»
«Elles sont fières de les porter»
De quoi rebooster le moral de notre paysan. «On a enlevé les cloches des vaches le samedi, le lundi je les remettais!» sourit-il, pas peu fier d’être devenu un Robin des pâturages.
Mais se pose néanmoins la question: le port d’une cloche a-t-il une incidence sur le bien-être de ses bêtes? On lui cite cette étude de l’ETH de Zurich datant de 2016. Une ingénieure agronome avait observé durant trois jours le comportement de trois troupeaux de vaches. Un premier groupe avec cloche, un deuxième sans cloche et un troisième avec une cloche sans abattant. L’étude avait démontré que le bruit n’impactait pas le rythme cardiaque du bovin. Mais le port de la cloche entraînait une diminution du temps d’ingestion et de rumination. Pas de quoi ébranler la détermination de Jérémie. «Même si on me prouvait que mes vaches mangent plus et par conséquent produisent plus de lait sans leurs cloches, je continuerais à les mettre. Je vois bien qu’elles sont fières de les porter!»
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Le voisin récalcitrant est bien sûr revenu à la charge mais semble, depuis, avoir abandonné le combat. Interrogé, le syndic de Mézières, Daniel Droux, explique que le problème n’a jamais été abordé en séance du Conseil communal. «Le fait que le syndic que je suis soit également agriculteur est peut-être un frein pour les revendications des nuits sans cloches», dit-il, arguant que le bon sens prévaut dans la commune mais que, si cela devenait nécessaire, on pourrait inscrire un article dans le règlement contre le fait d’être contre les bruits de sonnailles. «Il faut un peu de temps pour s’habituer au bruit des cloches. Une fois ce temps passé, les gens manifestent même un manque lorsque les bêtes rejoignent les écuries pour l’hiver», ajoute le syndic.
Les fermes effacées du paysage
L’éternel antagonisme ville/campagne, Anouk Hutmacher le connaît bien. Sociologue de formation et ex-citadine, elle est aussi la compagne d’un paysan à quelques kilomètres de la ferme de Jérémie. «Il y a un lien très fort entre le paysan et ses cloches. Elles marquent la journée, le temps; quand un paysan visite une autre ferme, très souvent, ce sont les cloches qui attirent en premier son regard.» La Genevoise d’origine est persuadée qu’on a effacé petit à petit les fermes du paysage. «C’est à l’image des cinq sens, poursuit-elle. On ne les voit plus et on ne sent plus l’odeur du fumier depuis qu’elles sont en dehors des villages. Sur les sites internet des communes agricoles, comme celle de Jérémie, il n’y a pas de ferme avec des bêtes en photo. On nous montre la campagne que recherchent les citadins. On ne touche plus non plus les animaux comme par le passé et on ne goûte plus aux produits vendus à la ferme, comme le lait. Le seul sens qui subsiste encore, c’est l’ouïe! Avec le son des cloches ou des coqs de basse-cour.»
Des sons qui restent pour Jérémie Golliard «les battements du cœur rural». Il va continuer à se battre, assure-t-il au moment de se quitter. «On doit absolument garder ces bruits qui disent la campagne!»