Depuis leur accession au pouvoir, le 15 août 2021, les talibans n’ont cessé de piétiner les libertés des Afghanes. Après leur avoir interdit l’accès à l’école secondaire, à l’université, au marché du travail, aux parcs et jardins, aux salles de sport, le régime a ordonné, le 25 juillet, la fermeture définitive des salons de beauté, le dernier espace de liberté où elles pouvaient se réunir et travailler. De retour de Kaboul, Hamida Aman, Suisso-Afghane qui gère une radio destinée aux femmes, évoque la situation du pays.
- Quel est l’état d’esprit des femmes à la suite du décret des autorités talibanes qui ordonne la fermeture des milliers de salons de beauté du pays?
- Hamida Aman: On sent une immense tristesse. C’est un coup supplémentaire porté aux Afghanes, qui gisaient déjà à terre, après toutes les interdictions qui se sont abattues sur elles les unes après les autres depuis le retour des talibans. Certaines me disent: «C’est tout juste si on nous autorise encore à respirer.» Je vous laisse imaginer leur état d’esprit. On leur a tout pris. La dépression est omniprésente. A tel point que nous avons dû augmenter notre temps d’antenne consacré au soutien psychologique.
- Quelles ont été les raisons invoquées par le Ministère de la prévention du vice et de la promotion de la vertu pour fermer ces instituts de beauté?
- Les talibans estiment que les familles afghanes dépensent des sommes extravagantes dans ces salons, notamment lors des préparatifs de mariage (ce qui n’est pas faux), mais là n’est évidemment pas la véritable raison de cette loi (ndlr: le régime estime également que le maquillage sur le visage empêcherait les femmes dʼeffectuer correctement leurs ablutions avant la prière). Sous le couvert de vouloir limiter les dépenses excessives, on bannit le dernier lieu, le dernier espace de liberté où les femmes pouvaient se réunir et se rencontrer hors du foyer familial. Le régime fait en sorte qu’elles n’aient plus aucune raison de sortir de la maison.
- Qu’ont-elles le droit de faire aujourd’hui?
- C’est une bonne question... Si, à Kaboul, elles peuvent encore sortir dans la rue, couvertes de la tête aux pieds, pour faire quelques courses, en province, cela fait longtemps qu’elles sont cloîtrées à la maison, cantonnées à la vie domestique. On est en train de les effacer de l’espace public.
- Est-ce qu’il y a des mouvements de contestation?
- Une cinquantaine de coiffeuses et d’esthéticiennes ont protesté dans la rue trois jours avant la date fatidique. Cela demande un courage immense, car ces mouvements sont violemment réprimés par le pouvoir.
- Vous avez lancé Radio Begum, une radio pour les femmes, en mars 2021, avant l’arrivée au pouvoir des talibans. Vous continuez d’émettre?
- Nous avons dû changer notre ligne éditoriale et notre programmation, faire des ajustements. Par exemple, une journaliste femme ne peut pas interviewer un homme, les espaces sont séparés entre les hommes et les femmes. Nous nous sommes mis au service des femmes pour qu’elles puissent entendre d’autres voix féminines que celles de leur cercle familial. Ce régime totalitaire étouffe la population et la contestation et ne permet aucune voix dissonante. On a voulu apporter un soutien, que ce soit d’ordre psychologique ou en matière de santé ou d’éducation en proposant des cours pour les jeunes filles. Ce qui n’était pas du tout notre vocation. Nous, ce qu’on veut, c’est que les filles aillent à l’école comme les garçons. Mais les choses n’avancent pas, alors on a pris le taureau par les cornes.
- Est-ce que vous craignez pour le futur de votre radio?
- C’est assez paradoxal. D’un côté, nous sommes remises à l’ordre chaque semaine. Encore récemment, on nous a interdit de parler de contraception à l’antenne. Et pourtant, on nous a aussi donné l’autorisation d’étendre nos antennes dans six provinces supplémentaires. Pour l’instant, on va continuer comme on peut. On tente également de mettre en place une chaîne de télévision éducative qui sera diffusée par satellite. Mais nous recevons des nouvelles inquiétantes en provenance des provinces du sud du pays. Les autorités ont réuni les responsables des radios locales pour leur interdire de diffuser des voix féminines sur leurs ondes. J’ai peur que ce mouvement ne vienne toucher la capitale, d’où nous émettons.
- Quel avenir se dessine pour le pays?
- Un avenir d’une infinie tristesse, sans aucune perspective de changement. A chaque nouvelle interdiction, il n’y a pas vraiment de réactions de la communauté internationale, hormis des condamnations qui ne changent rien au fait que l’univers des Afghanes se rétrécit de jour en jour. La discrimination est bien réelle, on peut parler d’apartheid des femmes. On se sent complètement abandonnées. Personne ne parle de nous. Le monde nous a oubliées. Le seul avenir – pour celles qui le peuvent – c’est l’exil.
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- En 2022, sur 1760 demandes de visas humanitaires déposées en Suisse, 98 ont été acceptées (dont 58 pour des femmes). La Suisse pourrait-elle faire mieux en matière d’accueil?
- Quand on compare – toutes proportions gardées – à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou la France, on se dit qu’elle pourrait faire mieux. Actuellement, il y a des milliers d’Afghanes qualifiées qui ne peuvent plus travailler ou des étudiantes qui ont été privées d’université qui se sont réfugiées en Iran ou au Pakistan. Pourquoi la Suisse n’accorde-t-elle pas des visas humanitaires à ces femmes qui fuient les talibans? On a vu qu’il était possible d’agir et d’activer des statuts sur mesure pour les Ukrainiens, alors pourquoi ne pas entrer en matière pour les femmes afghanes? On ne parle que d’un millier de femmes, 2000 tout au plus. Elles n’ont jamais créé de problèmes dans leur pays d’accueil. Au contraire, elles sont des citoyennes modèles qui s’intègrent très vite et rejoignent le monde du travail et de l’éducation. Si on leur donne une chance, comme on l’a fait pour moi quand je suis arrivée en Suisse à l’âge de 8 ans, elles pourront un jour rendre la pareille à leurs sœurs restées au pays. Ce que j’essaie de faire au quotidien.
- En avril, vous avez lancé un appel en compagnie de journalistes, de chercheuses et de l’association France terre d’asile soutenu par plus de 350 personnalités pour demander aux autorités françaises la mise en place d’un programme d’accueil humanitaire d’urgence pour les Afghanes qui ont fui au Pakistan ou en Iran. Qu’en est-il?
- Oui, on le retrouve en ligne grâce au hashtag «#AccueillirLesAfghanes». France terre d’asile essaie de faire pression sur le Ministère de l’intérieur pour obtenir ces visas. Il faut faire du bruit, alerter les médias et peut-être qu’on obtiendra gain de cause. Nous aimerions aussi que cette opération soit reprise en Suisse. Je vais y travailler... Il est impératif de mobiliser l’opinion publique suisse.
- Vous gardez espoir?
- On ne peut pas tomber plus bas. On n’a absolument plus rien à perdre. Mais si je baissais les bras, je considérerais que c’est de la non-assistance à personne en danger. Tant qu’il me restera une voix, tant qu’on pourra continuer à faire travailler ne serait-ce que trois femmes, on le fera. C’est un mode de résistance.