- S’il fallait décrire en une phrase la loi suisse sur le viol et sur les abus sexuels en général?
- Léonore Porchet: Le constat est clair et largement partagé: le droit pénal sexuel en Suisse est tellement dépassé qu’on peut le qualifier de préhistorique.
- Des exemples pour illustrer cette obsolescence juridique?
- L’exemple le plus évident: s’il y a mariage après acte sexuel non consenti, la procédure pénale peut être arrêtée. Il est prévu d’abroger cette disposition, mais ce que dit actuellement notre Code pénal, c’est qu’un viol peut être une technique de séduction! C’est affligeant et c’est surtout inquiétant. Il est inquiétant aussi que le droit pénal actuel définisse le viol comme un crime contre l’honneur et non contre l’intégrité physique ou morale. Il est inquiétant encore que nous vivions dans une culture qui présuppose que les victimes – majoritairement des femmes et des jeunes filles – sont à la base consentantes, puisque le Code pénal exige la contrainte pour qu’il y ait agression. Une victime qui ne se débat pas physiquement ou qui ne peut pas prouver qu’elle était menacée ou droguée reste consentante, selon la loi en vigueur.
- Le viol dans notre société, comment caractériser sa forme la plus fréquente?
- La majorité des cas d’agressions et de viols ont lieu dans la sphère privée. La moitié des viols sont en effet commis par le partenaire ou l’ex-partenaire. Et la grande majorité des cas sont commis par une personne connue de la victime. Pourtant, l’image dominante demeure celle d’un individu qui saute par surprise sur une victime inconnue dans une ruelle sombre. Dans les faits, ce scénario, bien sûr tout aussi grave et abject, est très minoritaire.
- Et les chiffres du viol aujourd’hui?
- Une femme sur deux subira, à partir de ses 16 ans, des attouchements, des baisers et des étreintes forcés. 22% subiront des actes sexuels non consentis et 12% des rapports sexuels non consentis. Ces chiffres démontrent qu’il s’agit d’un problème de société majeur. Et pourtant 8% seulement des femmes abusées portent plainte. 90% des cas ne sont pas officiellement répertoriés. C’est la démonstration que notre système dissuade le dépôt de plainte.
- Sur le plan des peines, considérées généralement comme trop légères, que demandez-vous?
- Avant de parler des peines, il faut d’abord parler de la manière avec laquelle le Code pénal définit les abus sexuels. Aujourd’hui, la loi fait la distinction entre viol, contrainte sexuelle et acte sexuel avec des personnes dépendantes ou incapables de discernement ou de résistance, et elle applique des peines différentes à chacune de ces trois catégories. Et c’est un gros problème, à notre sens. Nous demandons une nouvelle définition de la violence sexuelle, qui reconnaît l’absence de consentement et non l’utilisation d’un moyen de contrainte comme élément central de l’infraction. Aujourd’hui, dans l’interprétation de la loi, il s’agit presque exclusivement d’acte avec pénétration vaginale par l’organe sexuel masculin. Subir une sodomie ou une fellation forcée n’est par exemple pas considéré comme un viol. Nous demandons aussi une nouvelle définition des circonstances aggravantes. Pour nous, une circonstance aggravante, c’est par exemple l’existence d’un lien de couple ou familial. Or les peines sont souvent et paradoxalement plus clémentes dans ces cas de figure majoritaires de violences sexuelles. Il est pourtant plus difficile de dire non à son conjoint ou à un oncle qu’à un inconnu.
- Le Conseil fédéral tient à conserver la distinction entre cas avec contrainte et cas sans contrainte...
- La proposition initiale du Conseil fédéral maintenait hélas le statu quo, les cas sans contrainte pouvant au mieux être punis comme harcèlement sexuel, donc par une amende, sur la base d’une plainte déposée dans les six mois après les faits. Passé ce délai, l’acte ne peut pas être puni. Cela signifie que dire et répéter «non» à son agresseur ne suffit pas aujourd’hui pour être qualifié de victime de viol et l’agresseur, dans ces cas, est souvent acquitté. Après une pétition d’Amnesty International et diverses interpellations parlementaires, l’administration fédérale a été chargée en janvier dernier de travailler sur un nouveau projet de loi qui tiendrait mieux compte des actes commis contre la volonté des victimes, mais sans contrainte. Nous attendons qu’il prenne en compte une réalité pourtant évidente: la victime d’un viol, surtout dans le cas d’un viol par un proche, se trouve généralement dans un tel état de sidération que son corps est incapable de réagir.
- Quelles devraient être les nouvelles manières de classer les délits sexuels en fonction de leur gravité dans la révision du droit sexuel?
- Premièrement, il faut élargir la notion de viol. Le viol ne doit déjà plus être genré, même si l’écrasante majorité des situations implique une victime femme et un agresseur masculin; un homme aussi peut être victime de viol. Deuxièmement, il faut aussi appeler viol tous les actes de pénétration non consentis, dans tous les orifices et quel que soit l’outil utilisé. Troisièmement, nous demandons l’abandon de cette notion de contrainte pour la remplacer dans la loi par la notion de consentement. Tout acte sexuel de type pénétration doit être explicitement et clairement consenti, sans quoi toute pénétration sera considérée comme un viol.
- Trente-deux experts suisses du droit pénal s’opposent à toute révision du droit pénal sexuel. Comment expliquez-vous cette résistance?
- Vous faites référence à la position d’avocats, dont le rôle est de défendre les droits des agresseurs. La majorité des professeurs et professeures de droit pénal de Suisse soutient au contraire une révision qui tiendrait mieux compte de l’absence de consentement. Je pense qu’une partie de ces avocats conservent une vision patriarcale du système judiciaire suisse et du Code pénal. Pour ces gens, la femme l’a toujours au moins un peu cherché. De fausses idées sont aussi propagées, laissant sous-entendre qu’une telle réforme renverserait le fardeau de la preuve ou nécessiterait la signature d’un contrat avant tout rapport sexuel. Les neuf pays européens qui reconnaissent déjà tout rapport sexuel non consenti comme un viol sont la preuve que de telles craintes n’ont pas lieu d’être. Une autre partie de ces juristes craignent que les juges soient encore plus réticents à condamner pour viol si les peines sont plus lourdes. Et ce risque existe, je l’admets. Ce qui démontre là encore qu’augmenter les peines sans définir les délits sexuels en fonction du consentement, comme le veut le projet du Conseil fédéral, risque d’avoir l’effet contraire.
>> Lire aussi notre enquête et les témoignages de victimes de harcèlement de rue
- L’effet dissuasif et pédagogique d’une lourde peine de prison, vous n’y croyez pas?
- Des études ont montré que le droit pénal n’a aucun effet dissuasif. Le plus important, c’est, d’une part, de réduire au maximum le risque de récidive et, d’autre part, de protéger et d’accompagner la victime. La prison n’est pas une solution miracle à cet égard. En revanche, des procédures pénales beaucoup plus pertinentes que celles actuelles me semblent bien plus utiles.
- Et la question du sursis? N’est-il pas insupportable pour une victime de délit sexuel de savoir que son agresseur, pourtant condamné, reste souvent en liberté?
- Personnellement, cela m’est intolérable. En dessous de 2 ans de prison, le juge accorde le sursis presque automatiquement, sauf en cas de risque majeur de récidive. Cette systématique a du sens sur le plan de la réinsertion et donc sur le plan de la sécurité de la population, sans compter que les prisons sont pleines. Mais dans le cas des agressions sexuelles, cette systématique pose problème car on ne tient pas compte de la sécurité de la victime. Il n’y a rien qui protège la victime actuellement. L’interdiction de contacter et de s’approcher de sa victime n’est pas automatique. La victime est ainsi souvent obligée de déménager pour avoir moins de risques de croiser son agresseur.
- Alors pourquoi ne pas demander simplement des peines plancher pour éviter le sursis automatique?
- L’augmentation de la peine à 2 ans devrait éviter qu’un violeur puisse rester en liberté. Mais il faut aussi laisser une marge d’appréciation au juge, car même si je n’ai aucune sympathie pour un agresseur sexuel, cette personne est un être humain et ses droits doivent être respectés.
- L’éducation au «non, c’est non!», qui pourrait permettre de faire évoluer les mentalités et les comportements, est-ce qu’elle existe en Suisse?
- L’éducation sexuelle à l’école est complètement insuffisante à ce sujet. On estime qu’il faut laisser cela aux parents. L’éducation au consentement, à l’autodétermination sexuelle n’est pas organisée, ni même encouragée dans ce pays. Nous demandons donc une éducation sexuelle bien plus ambitieuse sur le plan du consentement ainsi qu’une éducation à l’égalité. C’est capital. Car tant que les femmes seront traitées comme inférieures aux hommes, ce qui est encore le cas, elles seront considérées comme moins dommageables. On ne gagnera jamais la lutte contre les violences domestiques et sexuelles sans établir une véritable égalité.
- Pas d’éducation au consentement et à l’égalité, mais des paroles, des attitudes sexistes fréquentes dans les films, de la pornographie dure facilement accessible sur internet…
- Tout cela prouve qu’en 2020 nous sommes encore en plein dans ce qu’on appelle la culture du viol, c’est-à-dire des usages qui minimisent, normalisent, voire encouragent le viol. Et cette culture du viol est renforcée par l’idée, hélas vérifiée par les faits, que l’agresseur s’en sort généralement à bon compte.
- Un mot sur l’actuelle recrudescence de l’usage du GHB, la drogue du violeur, dans les clubs lausannois?
- Je suis en totale solidarité avec les cibles de ces agressions à la drogue, attaquées dans leur intégrité et leur consentement. Dans de nombreux cas, elles ont en plus fait face à l’incompréhension, au jugement, ou même au rejet de la part des professionnels chargés de les accompagner et d’assurer leur sécurité. Cela fait partie de ce système qui fait taire les victimes et que nous devons changer!
- L’accompagnement des victimes de viol en Suisse n’est-il pas, lui aussi, préhistorique?
- Quand on écoute les victimes qui se rendent à la police – c’est-à-dire seulement 10% des victimes réelles –, leur parcours reste en effet un chemin de croix. Des victimes m’ont raconté que la toute première chose qu’elles ont dû signer, c’est un papier les informant qu’elles risquent des poursuites si leur déposition est considérée comme mensongère. L’agresseur, lui, a droit à l’erreur, en quelque sorte. Puis, pendant les longs mois de procédure, si la plaignante n’est pas accompagnée par une avocate ou un avocat rompu à ce genre d’affaires, les démarches sont d’une grande violence. La victime se retrouve dans un bureau de police à être interrogée durant des heures sans pause, sans accompagnement, ni soutien psychologique. Il est possible que la victime croise ou soit confrontée à son agresseur. Un environnement aussi dur renforce le sentiment de honte éprouvé par les victimes. Les personnes qui portent plainte dans ce pays ont beaucoup de courage et méritent toute notre reconnaissance!
- Que dites-vous aux victimes de viol pour les encourager à porter plainte malgré tout?
- Que les plaintes font avancer concrètement la lutte contre les agressions sexuelles, mais aussi que ce processus peut être réparateur. Riposter après son agression avec une plainte permet de ne pas laisser l’auteur s’en tirer à bon compte et d’agir pour soi, comme pour toutes les autres victimes. Mais les cibles de telles agressions ont toujours raison, qu’elles portent plainte ou non.
- Pourquoi, avant d’être élue à Berne, vous étiez-vous spécifiquement engagée contre le harcèlement sexuel?
- Parce que c’est le sujet le plus direct pour informer sur la culture du viol. Quand on parle du viol lui-même, tout le monde est d’accord pour hurler que c’est horrible. En revanche, quand il s’agit de blagues sexistes au bureau ou quand des inconnus me sifflent ou me proposent diverses activités sexuelles dans la rue, là, beaucoup d’hommes, mais aussi des femmes, estiment qu’il s’agit d’un faux problème.
- On entend souvent dire, même de la part de femmes, qu’on va trop loin dans la chasse aux comportements sexistes.
- Tant mieux pour les femmes qui se sentent à l’aise quand elles se font traiter ainsi. Moi, je pense à toutes les personnes que cela dérange, qui n’osent plus passer dans une rue en particulier ou renoncent à s’habiller comme elles le souhaiteraient. Je n’ai rien contre le fait de recevoir un compliment d’un inconnu, mais seulement s’il est fait dans le respect de mon consentement. Recevoir un sourire parce qu’on est jolie aux yeux d’autrui, ce n’est pas du tout la même chose qu’être déshabillée du regard par un individu qui vous imagine nue. On perçoit la différence immédiatement. Parler de harcèlement sexuel est utile parce que cela pose le problème de la disponibilité des femmes. Quand je me fais siffler, la personne ne se préoccupe pas de mon consentement pour entrer ainsi dans ma sphère privée. Cette disponibilité présupposée fait partie intégrante de la culture du viol. Il faut que cela cesse.
- Des lois qui définissent le viol et le punissent de manière moderne et non préhistorique, c’est pour quand?
- La Commission juridique du Conseil des Etats devrait commencer à travailler sur une proposition de l’administration fédérale avant cet automne. Le processus législatif sera donc normalement lancé. Nous pourrons donc de notre côté avancer notre revendication principale: la définition du viol. En 2021 ou 2022, la Suisse entrera normalement dans un nouveau millénaire sur le plan du droit pénal sexuel.
Léonore Porchet, du landau à la Coupole
09.07.1989 «Je nais d’une mère sculptrice et spécialiste de l’immobilier et d’un père architecte. Nous vivons dans la région lausannoise.»
14.06.1991 «Je participe à la grève des femmes dans mon landau poussé par ma mère, c’est mon premier souvenir d’enfant.»
02.12.2019 «Je prête serment sous la Coupole fédérale après avoir été élue conseillère nationale le 20 octobre 2019 à l’âge de 30 ans, ce qui fait de moi la plus jeune parlementaire de Romandie.»
L'éditorial: Génération «non, c'est non!»
Par Philippe Clot
Selon l’ONU, un tiers des femmes et des filles dans le monde subissent des violences physiques ou sexuelles au cours de leur vie. En Suisse, une femme sur cinq est, au cours de son existence, victime d’un acte sexuel subi sans son consentement. Un acte sexuel que le Code pénal devrait qualifier de viol si ce même Code pénal n’en était pas resté à une définition du viol polluée par une vision patriarcale et donc dégradante de la femme, comme le rappelle la conseillère nationale Léonore Porchet dans notre interview.
Pourquoi ces chiffres sont-ils aussi monstrueux? S’agit-il d’une fatalité biologique? La moitié mâle de l’espèce humaine est-elle condamnée par la testostérone à satisfaire sa libido en réduisant les femmes à un statut de proie? Il y aura toujours, hélas, une frange de détraqués incapables de maîtriser leurs pulsions. Mais la plupart des abuseurs ne sont-ils pas d’abord et surtout des produits d’une ancestrale culture de domination et d’une tout aussi vieille culture du viol?
L’infléchissement de ces intolérables statistiques passe par l’établissement définitif et sans concession de l’égalité femme-homme. Tant que les femmes seront considérées comme inférieures aux hommes, leur consentement sera considéré comme optionnel, leur non pourtant répété comme un oui déguisé, leur corps comme un bibelot à disposition sur une étagère.
Il est urgent que la Suisse se dote d’un droit pénal sexuel en accord avec le principe d’égalité. Il est urgent aussi qu’une éducation à l’égalité et à l’autodétermination sexuelle soit mise en place. Il est urgent enfin que l’accompagnement des victimes soit réformé en profondeur et que les violeurs soient punis proportionnellement à l’infamie de leur crime. L’avènement d’une génération «non, c’est non» sera synonyme d’une double libération. Libération des femmes bien entendu, mais aussi des hommes, trop souvent prisonniers des impératifs criminogènes d’une conception imbécile de la virilité.