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Culture et mécénat

Léonard Gianadda: «Je peux mourir tranquille»

Promoteur immobilier et figure emblématique de la scène artistique suisse, Léonard Gianadda s'est éteint dimanche à l'âge de 88 ans. En 2019, le mécène de Martigny qui postulait que «cela ne sert à rien de mourir riche», se livrait à cœur ouvert 
sur ses passions et ses regrets. Un entretien bouleversant.

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Léonard Gianadda dans sa piscine, chez lui à Martigny. Derrière lui, une statue de Dubuffet. Julie de Tribolet

Première publication: le 2 octobre 2019

- Votre degré d’exigence, vos coups de sang et vos coups de gueule sont légendaires, mais on dit que vous vous êtes adouci. Il y a une année, vous n’auriez jamais accepté de réaliser ce reportage, par exemple. Vrai?
- Léonard Gianadda: Si vous le dites (rire). Avec l’âge vient la sagesse, assure le proverbe. Mais je crois que c’est surtout le fait d’avoir réglé mes affaires qui m’apaise. Quand on n’a plus rien, on se sent plus léger, plus serein.

- Vous avez même signé la paix des braves avec Pascal Couchepin, votre meilleur ennemi lorsqu’il était président de la ville. Il s’est d’ailleurs montré très élogieux à votre égard dans les colonnes du Nouvelliste, la semaine dernière…
- Oh, vous savez, il y a plus de légende que de vérité dans cette histoire. A l’époque, il faisait son boulot et moi le mien. Nos intérêts étaient donc parfois divergents. Nos clashs amusaient la galerie mais au fond, on s’est toujours appréciés et respectés. Tenez, il y a peu, il m’a invité à manger. Nous avons passé quelques heures très agréables en tête à tête.

- Eclaircissons un point en préambule. Vous dites «je n’ai plus rien». Or, la fondation à laquelle vous avez légué tous vos biens porte votre nom (Léonard Gianadda Mécénat). On ne comprend pas bien. Vous n’êtes pas à la rue tout de même?
- Ecoutez, je suis encore propriétaire d’un tableau de Chagall que m’a offert sa fille et un de Schiele, estimé à 1,5 million de francs. De mon vivant, je garde également l’usufruit de mon appartement ainsi que les revenus de certains immeubles, ce qui me permet de rigoler encore un peu. C’est tout.

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Dans le vaste attique sous alarme où réside Léonard Gianadda, partout des œuvres de peintres de renom. Dans sa chambre à coucher, où le mécène s’accorde parfois un moment de détente en faisant un sudoku, sa passion.

Julie de Tribolet

- Avec une fortune estimée à 100 millions de francs, la pérennité de la Fondation Pierre Gianadda (FPG) semble aussi assurée…
- Oh, pas si vite. De quoi est composé ce capital? Des terrains, du parc des sculptures, de la valeur estimative de ces dernières (une cinquantaine), du musée, des buvettes et un peu de cash. Mais le cash est vite dépensé, vous savez. Pas sûr que mes successeurs regardent jusqu’au prix des timbres, comme moi.

- Ce qui inquiète les gens, c’est que vous n’avez pas de successeur, justement. Claude Nobs avait formé Mathieu Jaton pour lui succéder à la tête du Montreux Jazz Festival, par exemple. En quarante ans, vous n’avez pas trouvé votre Mathieu Jaton?
- Non. Pour la simple et bonne raison que je n’ai pas cherché. Le temps d’expliquer, je fais plus vite moi-même. Et puis, malgré tout le respect que je porte à la manifestation montreusienne, je crois que les deux institutions ne sont pas comparables.

- Pour quelle raison?
- Organiser des concerts est différent. Je le sais d’expérience, nous en avons mis des centaines sur pied. On signe un contrat avec un chanteur ou un orchestre qui sont le plus souvent demandeurs, ces derniers donnent leur show le jour prévu, on paie et c’est fini. Pour des expos, c’est une autre paire de manches. Non seulement nous sommes demandeurs, mais il faut aussi trouver les œuvres et obtenir la confiance et l’accord de leur prêteur pour pouvoir en disposer. C’est un corps-à-corps pour chacune d’entre elles et une négociation qu’il faut multiplier par cent. Et je ne parle pas de la question financière…

- C’est-à-dire?
- C’est-à-dire que si un gros problème survient lors d’une expo, quelqu’un doit éponger la perte ou doit être en mesure de le faire. C’est le rôle que j’ai tenu depuis 1978. Vous comprenez pourquoi trouver une personne même super compétente et capable d’organiser une belle expo ne suffit pas.

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«En dehors de la fondation, je ne vois pas beaucoup de monde.» Léonard Gianadda vit seul, au milieu de ses œuvres. Comme ce triboulet en bronze, sculpté par Pablo Picasso.

Julie de Tribolet

- Allons au bout. Quel est le budget annuel de la FPG?
- Celui du fonctionnement est d’environ 400 000 francs, assumé à parts égales par la commune et le canton, alors que le budget d’animation, qui nous incombe, avoisine les 6 millions. Les recettes fixes déduites, mon boulot est de faire rentrer à peu près 4 millions avec les entrées, la buvette, les abonnements, le merchandising, etc.

- En clair, on peut légitimement s’inquiéter pour les expositions de l’après-Léonard Gianadda?
- Vous pouvez. S’il n’y a plus de grands événements qui incitent les gens à venir, l’affluence chutera. Le parc des sculptures, le musée automobile et le musée gallo-romain subsisteront, mais le nombre de visiteurs ne suffira pas à financer de grandes expos. Le public jeune se réduisant d’année en année, cela complique encore les choses. Pour me consoler, vous me direz que les jeunes vieillissent mais, à 85 ans, je n’ai plus le temps d’attendre. Je crois que l’époque de l’expo Van Gogh, à près de 500 000 visiteurs, est malheureusement révolue.

- Vous n’avez pas le blues en parlant de ce déclin quasi programmé?
- Non. C’est comme ça, c’est la vie. J’ai profité de ce qu’il y a eu pendant qu’il y a eu. La fondation a fait venir 10 millions de personnes à Martigny. C’est pas mal, non? Pour être franc, je suis plus attaché à la Fondation Annette et Léonard, à but social, qu’à la fondation culturelle aujourd’hui. Ses 169 logements aident des personnes à revenu modeste ou en difficulté financière et permettent de distribuer chaque année près de 500 000 francs sous forme de soutien à des projets ou pour des aides ponctuelles.

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Le jour de ses 50 ans, en 1985, l’Octodurien pose devant la fondation avec Annette, feu son épouse, et leurs enfants, Olivier (à g.) et François.

Vos deux fils, âgés de 53 et 56 ans, ne sont pas motivés à vous succéder?
- Ils ne sont pas fous. Ils voient bien le boulot que cela représente. A mon âge, je suis jour et nuit au bureau. Je ne me plains pas, j’aime ça. Mais eux veulent vivre plus tranquillement.

- Ce n’est pas un crève-cœur?
- Pas du tout. Je respecte leur choix.

- Avez-vous pris le temps de leur transmettre votre passion?
- Ils m’ont accompagné quelques fois. Je ne les ai jamais forcés. On ne peut pas forcer quelqu’un à faire ce travail. Ce n’est pas une entreprise qui se reprend ou qui se délègue. Ils gagnent leur vie avec leur travail, s’intéressent à l’art, aux expos mais pas vraiment à leurs coulisses et au travail qu’elles exigent en amont.

- Vous dites: «Je ne les ai pas vus grandir et eux ne m’ont pas vu vieillir.» C’est dur à vivre, ce genre de regret…
- Ce n’est pas un regret. C’est mon regret. On s’est ratés et ce n’est pas facile à vivre. D’autant plus avec mon côté italien. Je n’ai jamais imaginé que cela puisse m’arriver.

- Vous avez reproduit l’éducation que vous avez reçue de votre père?
- Un peu sans doute. A la différence que nous sommes régulièrement partis en vacances en famille alors que cela ne faisait tout simplement pas partie du vocabulaire de mon père. 
Lui non plus n’a pas vu grandir ses enfants. Le boulot, les rendez-vous, il était tout le temps loin. C’était comme ça. C’était normal.

- On dit que vous n’arrivez pas à déléguer, à faire confiance. La fondation, c’est vous et vous seul qui l’incarnez. Au point de vous mettre en scène pour les spots TV…
- C’est exagéré. Je fais confiance. Et je délègue de plus en plus. Mais je contrôle tout. C’est mon caractère. Je préfère faire qu’expliquer. Ce n’est peut-être pas la bonne méthode, mais ça marche.

- Ou peut-être avez-vous un gros besoin de reconnaissance?
- Peut-être. J’aime ça, c’est vrai. 
Tout le monde aime ça, je crois. C’est agréable d’être apprécié, de voir que votre travail donne du bonheur, qu’il est reconnu. 
Je ne trouve pas cela anormal.

- Certains philanthropes donnent de manière anonyme. Pas vous…
- Chacun fait comme il l’entend. Il y a aussi ceux qui ne disent rien parce qu’ils ne donnent rien. Et parfois, les choses s’apprennent sans les claironner. Ainsi, quand la ville de Martigny construit un funérarium à 2 millions et que les fonds ne sortent pas de sa caisse, c’est difficile à cacher.

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Dans l’appartement où le couple a vécu ses quarante ans de vie commune, tout rappelle sa présence.

Julie de Tribolet

- Vous évoquez souvent le souvenir de votre épouse, Annette, décédée en 2011. Toujours avec beaucoup de tendresse, d’émotion, de chagrin même…
- C’est mon autre immense regret. Dans le tourbillon de la vie, je ne me suis pas rendu compte des sacrifices qu’elle a consentis pour moi, pour la famille. Je n’ai pas su apprécier son soutien, sa sensibilité, ses conseils, sa discrétion. Mais le temps perdu ne se rattrape pas. Je n’ai pas tout fait juste. Et le mot est faible.

- Vous avez récemment confié avoir distribué 110 millions de francs pour des dizaines de projets locaux, à des sociétés culturelles, sportives, rénovations d’églises et autres œuvres d’entraide. Vous avez beaucoup donné aux autres?
- C’est certain. D’un côté, je suis heureux d’avoir pu partager avec tant de personnes et d’institutions, mais de l’autre, avoir trop souvent privé les miens d’amour et de temps me rend malheureux. C’est une épreuve quotidienne.

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Membre de l’Académie française des beaux-arts, Léonard Gianadda range son costume vert dans un petit vestibule, égayé par un tableau de Paul Cézanne. A gauche, un Chagall offert par Ida, la fille de l’artiste.

Julie de Tribolet

- Vous dites que ces regrets vous plongent dans une solitude dont vous n’avez pas envie de sortir…
- C’est vrai. Je me complais dans la solitude. Il y a quelques jours, une association m’a invité pour me nommer membre d’honneur. Je suis parti dix minutes après la cérémonie, pourtant conviviale. Je ne me sentais pas à l’aise, je ne sais pas trop pourquoi. En dehors de la fondation, je ne vois pas beaucoup de monde.

- Vous parlez ouvertement 
de votre cancer, de vos séances 
de chimiothérapie. De quoi souffrez-vous exactement?
- Je n’en parle pas.

- Que peut-on vous souhaiter hormis une complète guérison?
- Rien. Tout va bien comme ça. Ou alors, une bonne crise cardiaque.

- Vous n’avez plus envie de vivre?
- Si, si, bien sûr. Mais si on me disait que ça s’arrête demain, cela ne me dérangerait pas. J’ai vécu mille vies et j’ai eu la chance de bien les vivre. Alors voilà…

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Décédée en 2011, Annette, son épouse, est enterrée au Jardin du souvenir de la fondation. C’est là, à ses côtés, que reposera Léonard, à sa disparition.

Julie de Tribolet

- Vous culpabilisez?
- Ce n’est pas le mot. Je prends conscience de mes erreurs. J’ai travaillé. Beaucoup. Trop. J’ai gagné de l’argent. Beaucoup d’argent. (La société de gérance qu’il partageait avec son associé a construit 1406 appartements et la fortune de Léonard Gianadda a culminé à 300 millions de francs, ndlr.) Ce n’est pas normal de gagner autant d’argent. Une serveuse, une vendeuse travaille autant que moi et a de la peine à nouer les deux bouts. J’ai eu beaucoup de chance. Et quand la vie vous gâte, vous devez être reconnaissant. Voilà pourquoi j’ai tout donné.

- Vous êtes beaucoup sollicité?
- Enormément. Depuis que les chiffres sont sortis dans la presse, les demandes explosent. Je ne peux malheureusement pas répondre favorablement à tout le monde. J’espère que les gens comprennent.

>> Voir aussi l'interview vidéo «Dites-nous tout...» (novembre 2018):

Confidences

Dites-nous tout… Léonard Gianadda

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Rencontre avec Léonard Gianadda en 2018, alors qu'il s'apprêtait à fêter ses 83 ans et le 40e anniversaire de sa fondation. L'occasion pour le mécène de Martigny d'évoquer son œuvre, sa vie, ses joies, ses drames et la maladie qui le ronge.  
Par Rappaz Christian publié le 2 octobre 2019 - 23:25, modifié 4 décembre 2023 - 10:39