S'arrêtant pour boire et bavarder un peu, le voyageur demanda le nom de ce torrent. Le vieux berger, d’un air mystérieux, lui répondit qu’il s’agissait du Stierenbach, le torrent du taureau. Intrigué, le voyageur fit remarquer qu’il y avait sans doute une bonne raison à ce nom. Le vieux berger acquiesça et lui dit alors qu’il avait raconté si souvent cette histoire qu’il pouvait, sans se tromper, la répéter encore une fois. Bien des siècles auparavant, on trouvait sur l’alpage de beaux pâturages. Ces plaines verdoyantes et généreuses provoquaient des querelles sans fin entre les gens d’Uri et ceux de l’abbaye d’Engelberg. Chacun souhaitait posséder ces terres perchées pour nourrir ses animaux.
Parmi les pâtres qui chaque été y menaient leur bétail, il y avait un jeune orphelin que les pères de l’abbaye avaient pris sous leur aile. Un jour, ce jeune pâtre croisa des bergers étrangers qui guidaient un magnifique troupeau de moutons. Les bêtes étaient d’une blancheur éclatante. A l’arrière, fermant la marche, un tout petit agneau gambadait joyeusement en compagnie de sa mère.
Le jeune pâtre, émerveillé, s’approcha de l’agneau, le prit tendrement dans ses bras et se mit à le caresser. Sous le charme, comme envoûté, le jeune pâtre demanda alors aux bergers étrangers de pouvoir garder le petit animal avec lui.
Il parlementa si bien qu’ils finirent par accepter, à la condition qu’il en prenne soin comme de son propre enfant. Le jeune pâtre promit et emporta, le sourire aux lèvres, le petit agneau. Il donna toute l’attention nécessaire à son nouveau compagnon. Il passait des heures à le caresser, à le contempler, à tel point qu’il en négligea bientôt son troupeau. Son amour pour ce petit agneau était au-delà de toute mesure. Si bien qu’un soir il l’emmena dans la petite chapelle qui était sur l’alpage, et prit de l’eau bénite pour le baptiser. Baptiser un animal est considéré comme un péché et la colère du ciel fut immédiate.
Des nuages sombres envahirent l’alpage. La contrée fut immédiatement plongée dans l’obscurité. Un orage terrible éclata, projetant des éclairs de feu tout autour du jeune pâtre tétanisé. Alors, sous ses yeux effarés, le petit agneau se transforma en un monstre terrible. Grand comme un ours, à la gueule de loup, à la queue fourchue et aux griffes de dragon. La bête se jeta sur lui et le terrassa.
Ce fut le chaos sur la montagne. Le Greiss, la bête, sema l’effroi et la désolation sur son passage. Ses rugissements résonnaient en échos jusque dans la vallée. Les troupeaux furent décimés et les hommes sauvagement attaqués. Plus personne n’osa monter au col de Surenen.
Cette situation perdura pendant des années. A chaque fois qu’un courageux tentait d’atteindre l’alpage, un orage éclatait et le démon surgissait. Dans une ultime tentative, des chasseurs aguerris partirent en nombre pour tenter une battue. Mais la bête, méfiante et diabolique, déjoua tous leurs pièges et tua plusieurs d’entre eux. Les survivants s’enfuirent à toutes jambes. On cessa alors d’affronter le monstre.
Tous les hommes vécurent dans la peur permanente et le chagrin. Il fallait pourtant trouver une solution. La situation était ruineuse pour la vallée: les visiteurs, touristes et commerçants renonçaient à s’y aventurer, et les habitants avaient besoin de pâturages pour leurs troupeaux.
Un soir, lors d’un conseil du syndic à la salle du village d’Attinghausen, un étranger apparut. Il s’était glissé parmi l’assemblée. L’ambiance était lourde et les silences pesants. D’abord, personne ne le remarqua. Puis, des têtes se tournèrent, et l’on vit alors ce petit homme élégamment habillé s’avancer pour parler: «Messieurs, bonsoir! Permettez que je prenne la parole. J’arrive justement d’Engelberg par le col et j’ai personnellement vu la bête. Je l’ai bien observée et j’ai une solution à vous proposer pour en venir à bout! Mais avant cela, auriez-vous l’amabilité de me servir une coupe de votre bon vin? J’ai terriblement soif!»
Après quelques secondes d’hésitation, le syndic fit un signe et on lui servit du vin. Il but, calmement. L’assemblée entière était suspendue à ses lèvres. «Voilà ce que vous devrez scrupuleusement faire, dit l’homme: choisissez un jeune veau dans vos troupeaux. Le plus beau et le plus costaud que vous trouviez. Ensuite, vous l’isolerez et le protégerez de tout contact avec d’autres animaux. Pendant sept années, vous le nourrirez exclusivement de bon lait. La première année par une vache, la deuxième par deux vaches, la troisième par trois et ainsi de suite.
«Au printemps de sa huitième année, une nuit de pleine lune, vous passerez un anneau rouge au nez du taureau. Puis, vous choisirez dans la vallée une jeune fille innocente, celle qui aura les plus longs cheveux blonds. Vous l’habillerez de blanc et ornerez ses cheveux tressés de rubans.
«Aidée d’un garçon du même âge, noiraud aux yeux bleus, cette jeune fille conduira le taureau attaché à ses longues tresses jusqu’à la montagne. Arrivés à l’alpage, ils devront y laisser le taureau et partir sans se retourner. Si vous faites ce que je vous dis, il est certain que le taureau vous débarrassera à tout jamais de la bête.»
Les hommes se regardèrent alors, intrigués, toujours silencieux. Puis, une rumeur enthousiaste monta bientôt dans la salle. Le syndic, souhaitant alors s’adresser à l’inconnu, le chercha du regard, vainement. Ce dernier avait disparu, parti aussi mystérieusement qu’il était arrivé. Personne ne le revit plus jamais.
Mais les hommes firent exactement ce qu’il avait dit. Au bout de sept années, le jeune veau qu’ils avaient choisi était devenu un grand et puissant taureau.
Le soir de la première pleine lune, on passa dans les naseaux de l’animal un anneau rouge et on le sortit de son écurie. Tous les gens du village étaient réunis pour assister au cortège. Chacun avait revêtu ses plus beaux habits. La tension et l’émotion étaient palpables. A la sortie du village, la jeune fille, accompagnée du garçon, de quelques hommes et du taureau, prit le chemin de la montagne.
De loin, on les regarda monter aussi longtemps que possible. Après l’agitation, un silence pesant enveloppa la petite foule des habitants réunis. Plus haut, la peur au ventre, le petit cortège n’entendait que le bruit des pas et des sabots du taureau marchant sur les cailloux. Parvenus à proximité de l’alpage de Blackenalp, les hommes laissèrent la jeune fille et le garçon conduire seuls le taureau jusqu’au cœur de la montagne.
Au village, la tête basse, chacun regagna son foyer, et on attendit. Tout d’abord, il ne se passa rien. Mais en fin de nuit, poussés par un vent violent, des nuages sombres couvrirent toute la vallée.
Soudain, on entendit résonner trois mugissements terribles. Et aussitôt après, un nouvel orage accompagné de violents éclairs éclata au-dessus du col de Surenen. La tempête souffla pendant un jour et une nuit. Puis, tout redevint calme.
Les hommes attendirent encore un moment, et se décidèrent enfin à monter pour aller voir. Avec la plus grande prudence, ils atteignirent le col, puis l’alpage de Blackenalp. Là, un spectacle extraordinaire les attendait.
Dans une mare de sang mêlée de terre, la monstrueuse bête gisait, morte. Le corps transpercé par les coups de corne que lui avait assénés le valeureux taureau. Ce dernier agonisait non loin, la tête posée dans l’eau du torrent, victime des griffes de son ennemi, assoiffé et épuisé par cette lutte acharnée.
Arrivé au bout de son récit, le berger raconta encore au voyageur fasciné que c’est en son honneur que les gens d’Uri décidèrent d’orner leur drapeau d’un taureau au nez percé d’un anneau rouge.