Gianni était un homme simple et bon qui avait repris l’activité de son défunt père. Mais, contrairement à ce dernier, il était peu doué pour la pêche et manquait singulièrement de chance.
Jour après jour et malgré sa peine, il ne ramenait dans ses filets que quelques malheureux poissons. Cependant, à la maison, il avait à nourrir une épouse et dix enfants. Comme son père le lui avait appris, tenant compte des saisons, attentif au temps qu’il faisait, à la température de l’eau, il s’efforçait de trouver les meilleurs endroits où jeter ses filets. Parfois, découragé, il se laissait glisser discrètement dans le sillage d’un collègue plus chanceux. Mais rien n’y faisait. Cependant, malgré cette vie dure, le malchanceux Gianni n’était pas du genre à se plaindre.
Un jour de mai, il s’était levé tôt pour être à 4 heures du matin sur le lac. Il avait jeté ses filets de multiples fois, mais le panier posé sur le fond de son bateau restait désespérément vide. Lorsque 8 heures sonnèrent aux clochers des villages, et alors que les autres pêcheurs rentraient chez eux satisfaits de leurs prises, Gianni resta encore un long moment assis sur une pierre au bord du lac à méditer silencieusement sur son pauvre sort.
Mais soudain, une présence vint le sortir brusquement de ses pensées. Un homme se tenait debout à ses côtés. Gianni ne l’avait pas entendu s’approcher. Ce dernier, habillé élégamment, s’adressa à lui: «Bonjour, mon brave. La pêche est bonne, ce matin?» Gianni, surpris qu’un gentilhomme puisse s’intéresser à lui, répondit: «Monseigneur, elle n’est pas bonne, pas bonne du tout même, comme d’habitude! Et je me demande comment je vais faire pour nourrir ma famille!»
L’étranger, qui s’était encore approché, posa sa main sur l’épaule de Gianni et lui dit: «Mon pauvre ami, je suis bien désolé pour toi. Tu me donnes envie de t’aider.» Il sembla réfléchir un instant, puis il ajouta: «Ecoute, j’ai une proposition à te faire, un échange à te proposer. Il se trouve que j’ai le pouvoir de faire de toi dès maintenant un homme de grande fortune, un homme qui n’aura plus jamais de peine à nourrir sa famille. Mais pour cela, il y a une condition, une seule: tu devras me céder ton prochain fils lorsque ce dernier aura atteint son quatorzième anniversaire.»
Gianni, un peu déconcerté, demeura pensif. Lui et sa femme avaient dépassé la quarantaine, et le cadet de leurs enfants était né il y avait déjà plusieurs années. Il était très peu probable que sa femme retombât une nouvelle fois enceinte. Il en arriva à la conclusion qu’il ne prenait qu’un risque minime à accepter le marché que lui proposait l’étranger. Ainsi, poussé par le manque et le désespoir, il déclara: «D’accord Monseigneur, j’accepte votre offre!» «Bien, très bien! Alors, avant toute chose, voici un contrat sur lequel il faut que tu apposes ta signature», déclara l’homme, qui présenta à Gianni un papier.
Comme Gianni ne savait ni lire ni écrire, il signa d’une simple croix le contrat et le rendit à l’étranger. En échange, ce dernier lui tendit une bourse remplie de pièces d’argent et lui dit: «Tiens, voici déjà de quoi vous mettre toi et ta famille à l’abri du besoin. Maintenant, veux-tu bien jeter encore une fois ton filet à l’eau s’il te plaît?»
Gianni s’exécuta. Il s’avança vers la rive, fit quelques pas dans l’eau et jeta aussi loin qu’il le put son filet. Mais lorsqu’il voulut retirer le filet de l’eau, ce dernier était si lourd qu’il eut toutes les peines du monde à le hisser sur la rive. Dedans, des centaines de poissons pris au piège s’agitaient frénétiquement. Gianni s’exclama: «Mon Dieu, c’est un sortilège! Mais qui êtes-vous étranger, un magicien?» «Peu importe qui je suis, répondit ce dernier. Te voilà maintenant un homme riche! N’oublie pas ton engagement! Dans quinze ans, à cette même date, le 5 mai à 8 heures du matin, je t’attendrai ici sur cette rive, et tu viendras me livrer ton fils!»
A peine eut-il prononcé sa phrase que l’étranger disparut tout aussi mystérieusement qu’il était apparu. Gianni, un peu sonné par ce qui venait de lui arriver, mais heureux de cette soudaine bonne fortune, rentra chez lui avec son argent et tous ses poissons.
A dater de ce jour, la vie changea du tout au tout pour lui et sa famille. Ils purent aménager plus confortablement leur maison, réparer ce qui avait besoin de l’être et acheter de beaux habits aux enfants qui reçurent aussi de nouveaux cahiers pour l’école.
Gianni, dont les filets étaient dorénavant pleins à chaque pêche n’eut plus jamais de soucis pour nourrir sa famille.
Mais l’épouse, qui s’étonna de cette subite abondance, questionna son mari. Incapable de mentir, le brave Gianni raconta tout de sa rencontre et du pacte conclu avec le gentilhomme. Son épouse en fut choquée et ne put cacher son inquiétude. Tant bien que mal, Gianni tranquillisa sa femme, lui assurant que jamais plus ils n’auraient d’enfants de toute façon.
Cependant, après trois mois, contre toute attente, sa femme tomba enceinte. Et neuf mois plus tard, le 5 mai précisément, elle mit au monde un magnifique garçon. Quand elle le vit si beau, si mignon, elle ne put s’empêcher de se lamenter: «Mon Dieu, Gianni, regarde! Il est beau comme un trésor! Comment imaginer qu’un jour on soit obligés de s’en séparer et de le donner à cet inconnu? C’est si cruel!»
Ils le baptisèrent Fortunino, le chanceux, comme pour conjurer le mauvais sort. Fortunino grandit vite et bien et devint un très beau garçon. A l’âge de 6 ans, il entra à l’école du village, où il se révéla très doué. Rapidement, il devint le préféré du professeur qui prenait grand soin de lui transmettre tout son savoir.
Pourtant, à la maison, la réussite de Fortunino ne semblait pas réjouir ses parents, bien au contraire. Ils semblaient si tristes de le voir grandir. Fortunino se demandait confusément ce qui provoquait cette tristesse, mais il n’osait pas leur poser la question. C’était pire d’année en année. Puis arriva le treizième anniversaire de Fortunino. Ce jour-là, le malheureux Gianni et son épouse eurent toutes les peines du monde à cacher leurs larmes.
Ensuite, chaque semaine qui passait semblait les accabler un peu plus. Si bien que Fortunino, n’y tenant plus, finit un jour par en parler à son professeur, en qui il avait toute confiance: «Maître, je ne comprends pas! Cela fait des années que mes parents semblent tristes de me voir grandir. Et depuis mes 13 ans, c’est encore pire. Lorsque mon père me regarde, les larmes lui montent aux yeux, sans que je sache pourquoi, et je vois ma pauvre mère vieillir à vue d’œil, comme écrasée de chagrin. Que dois-je faire?»
Le maître réfléchit et répondit: «Fortunino, tu es grand et fort maintenant. Tu dois absolument prendre ton courage à deux mains et demander à ton père ce qui le rend si triste.» De retour à la maison, profitant d’un moment où son père était occupé à réparer ses filets, Fortunino s’approcha doucement de lui et demanda avec affection: «Père, j’ai besoin de comprendre. Pourquoi ce chagrin lorsque tu me regardes? Cela fait des années que cela dure. Maman et toi semblez si tristes. Pourtant, j’ai toujours fait de mon mieux, toujours donné le meilleur de moi-même afin que vous soyez fiers de moi! Quel secret me cachez-vous?»
Alors, le pauvre Gianni, accablé, sanglota doucement: «Oh, mon Dieu! Pardonne-moi! Je suis si triste!» «Mais papa, s’étonna Fortunino, qu’est-ce que tu as à te faire pardonner, je ne comprends pas? Je suis grand, tu peux me dire!» Alors, enfin, Gianni se résolut à expliquer à son fils comment il avait conclu un marché avec un riche inconnu: «Mon cher, mon tendre Fortunino, sache que je t’ai vendu, il y a très longtemps! C’était avant ta naissance. Nous vivions dans la misère. Un jour, un étranger, un magicien, se présenta à moi et me proposa un marché. En échange d’une bonne fortune qui me permettrait de nourrir ma famille, je devais lui remettre mon prochain fils en guise de récompense lorsque celui-ci aurait atteint 14 ans. Et c’est de toi qu’il s’agit, mon pauvre Fortunino. Ainsi, le 5 mai prochain, à 8 heures du matin, je te conduirai au bord du lac. Là, le riche étranger nous attendra, et il t’emmènera, pour toujours. Pardon, pardon, mon fils! Je ne savais pas ce que je faisais. C’est la pauvreté qui m’a poussé à accepter cela.»
Fortunino resta pétrifié, stupéfait par ce qu’il venait d’entendre. Mais aucun mot de reproche ne lui vint aux lèvres. Le lendemain, il raconta à son maître d’école l’incroyable aveu de son père. Le maître, lui aussi interloqué, comprit que cette mystérieuse affaire était à prendre avec le plus grand sérieux. Il proposa alors une solution à Fortunino: «Demain, tu iras rendre visite à mon frère aîné et tu lui demanderas conseil. Il est le curé du village de Brissago qui est près d’ici. Il pourra certainement t’aider.»
Ainsi, le matin suivant, Fortunino partit tôt rendre visite au curé. Plus tard, le voyant revenir, le maître d’école se précipita vers Fortunino et le questionna: «Alors, raconte, as-tu vu mon frère? Que t’a-t-il dit?» «Oui, répondit Fortunino, j’ai vu votre cher frère. Il vous salue bien chaleureusement. Quant au contrat que mon père a passé avec le mystérieux gentilhomme, il ne sait pas trop. Mais à son avis, il pourrait bien s’agir du diable en personne. Il dit aussi que la première chose que nous devons faire est de découvrir où se cache ce dernier.» «Nous le saurons bientôt, Fortunino, se réjouit le maître d’école. Demain, au petit jour, tu partiras en direction du val Verzasca vers l’est. Là-bas, tu trouveras tout au fond de la vallée une maison de pierre adossée à un gros rocher dans laquelle un autre de mes frères vit en ermite. Là, tu lui raconteras ton histoire et tu lui demanderas de t’aider.»
Fortunino fit comme le lui avait indiqué son professeur. Il partit très tôt et marcha longtemps, du matin jusqu’au soir sans presque s’arrêter. Longeant les rives sauvages de la Verzasca, il s’enfonça de plus en plus profondément dans le val jusqu’à atteindre Sonogno. Puis il marcha encore, et enfin découvrit la maison en pierre.
Le soleil se couchait, projetant une lumière dorée sur le sommet des montagnes, quand il frappa à la porte de la maison. Un homme ouvrit. Il portait une longue barbe blanche. «Bonsoir, mon enfant, qui es-tu? demanda ce dernier. Que me vaut cette visite tardive?» «Je m’appelle Fortunino, je viens d’Ascona, et c’est votre frère, mon professeur, qui m’envoie vous voir.» L’ermite était un homme d’une grande douceur. Il invita Fortunino à se mettre au chaud à l’intérieur.
Là, ils prirent place à table. Fortunino raconta toute son histoire, comment son père, poussé par la misère, avait accepté un marché dont il était l’enjeu avec un mystérieux étranger qui était probablement le diable. Puis il demanda à l’ermite si celui-ci avait une idée de l’endroit où pouvait bien se cacher le diable. Ce dernier répondit: «Nous verrons cela demain. En attendant, il te faut boire et manger, car tu as faim. Tiens, voici du bon pain, du fromage et de l’eau! Après, tu iras te coucher dans la paille où tu dormiras bien au chaud.»
Le lendemain matin, après le petit-déjeuner, l’ermite invita Fortunino à le suivre. Dehors, il se mit à siffler et à frapper dans ses mains. Alors, comme par magie, de tous les recoins du ciel arrivèrent en nuées virevoltantes mille pigeons qui se posèrent et se rassemblèrent tout autour d’eux.
L’ermite s’adressa à eux et leur donna l’ordre de parcourir le monde pour trouver la maison du diable. Comme ils étaient arrivés, les mille pigeons s’envolèrent et se dispersèrent aux quatre points cardinaux.
Malheureusement, les pigeons revinrent bredouilles. Aucun d’eux n’avait trouvé où se cachait le diable. Alors, l’ermite dit: «Je suis désolé, mon enfant! Je ne peux rien faire de plus pour t’aider. Par contre, encore plus haut dans la montagne vit un autre de nos frères. C’est un magicien très puissant, parmi les plus puissants qui puissent exister. Va le voir! Lui saura certainement comment te sauver du pacte que ton père a conclu avec le diable!»
Fortunino remercia l’ermite et partit aussitôt. Tout seul au milieu des montagnes, il grimpa et chercha longtemps, puis finit par trouver la maison du magicien. Il frappa.
Quand la porte s’ouvrit, Fortunino découvrit la femme du sorcier. Là, il expliqua qui il était et pourquoi il était venu jusque-là. La femme s’exclama: «Mon pauvre petit! Effectivement, mon mari est un magicien très puissant, mais c’est aussi un homme solitaire et grognon qui déteste les enfants! J’espère qu’il acceptera de t’aider!»
Mais Fortunino n’avait pas peur. La femme du sorcier fut touchée par ce garçon au cœur pur. Elle eut envie de prendre soin de lui comme le ferait une mère. Alors, elle l’invita: «Viens, entre seulement! Je vais te donner à manger, et ensuite tu pourras t’installer dans le petit lit qui est là-bas près de notre chambre et dormir tranquillement jusqu’à demain. Mon mari est parti depuis ce matin dans la montagne cueillir les plantes et les herbes dont il tire ses potions. Il ne devrait rentrer que tard. Quand il sera de retour, je lui parlerai et ferai en sorte qu’il accepte de te porter secours. Ne t’inquiète pas! Je me charge de lui!»
Comme prévu, le sorcier rentra tard dans la soirée. Il ouvrit la porte dans un grand bruit et pénétra lourdement dans la maison. Il portait un panier rempli des plantes qu’il avait récoltées. Sa journée avait été longue. Il était fatigué et de mauvaise humeur. Aussitôt, il vit la troisième assiette posée sur la table. Alors il se mit à renifler l’air et regarda sa femme d’un air soupçonneux. Il demanda: «Hum! Je rêve ou ça sent le gamin? Et c’est quoi cette assiette en plus? Qui est-ce qui se cache ici?»
Alors la femme du sorcier s’avança vers le petit lit dans lequel Fortunino s’était réveillé, alerté par le bruit, et répondit: «Calme-toi je t’en prie! Je vais tout t’expliquer!» Fortunino ne semblait nullement impressionné par le sorcier qui s’approchait de lui. La femme supplia son mari avec tant de conviction qu’il finit par se calmer.
Alors Fortunino, une fois encore, raconta son histoire. Le sorcier écouta. Il fut lui aussi touché par son récit. Enfin, il dit: «Je déteste les enfants, c’est vrai, et je suis un terrible grognon, mais j’ai tout de même un grand cœur. Par ailleurs, tu es un garçon courageux et déterminé, et j’aime ça! Alors je vais t’aider!»
Le sorcier demanda à sa femme d’allumer un feu dans l’imposante cheminée. A côté, il y avait un grand livre, un grimoire à la couverture de cuir et au papier jauni. Il s’en approcha avec l’enfant. D’un doigt, il en ouvrit une page où figurait une mystérieuse formule. Ensuite, il se saisit d’une longue tige de fer qu’il plongea dans les flammes et la chauffa au rouge.
Alors, d’une voix tonitruante et dans une langue mystérieuse, il prononça la formule magique et appela le diable. Aussitôt, on entendit un corps lourd tomber dans la cheminée. C’était un être très vieux, laid, bossu, cornu, grimaçant et tout estropié.
«C’est toi, c’est bien toi le diable qui a acheté cet enfant innocent en profitant de la misère de son pauvre père pêcheur?» hurla le sorcier qui brandissait la verge de métal fumante et se mit à frapper le diable qui gigotait par terre. «Oui, c’est moi!» ricana le diable. Alors le sorcier, de toutes ses forces, donna tant et tant de coups de verge que le diable s’écroula sur le sol. «Où est le contrat que tu as fait signer au pêcheur? Donne-le-moi ou je continue à te battre!» ordonna le sorcier. Las, le diable tendit le contrat au sorcier. Celui-ci le jeta immédiatement dans les flammes de la cheminée où il se consuma en quelques secondes.
Le diable était vaincu. Ses membres étaient brisés. Il retourna par où il était arrivé dans ses enfers. Le lendemain matin, le sorcier donna à Fortunino un sac rempli de pièces d’or et le laissa retourner chez lui. Après avoir fait en sens inverse tout le chemin qui l’avait conduit en haut des montagnes, Fortunino regagna son village et le bord du lac, où il retrouva toute sa famille. Ils vécurent alors tous heureux.