«Un roman sobre et viscéral qui explore les failles identitaires culturelles, intimes ou nationales. L’élégante traduction d’Aneesa Abbas Higgins sublime la langue d’Elisa Shua Dusapin.» Tels sont les mots que le jury américain des National Book Awards, qui figurent parmi les prix littéraires les plus prestigieux aux Etats-Unis, a choisis pour qualifier «Hiver à Sokcho», le premier roman de la Jurassienne Elisa Shua Dusapin, publié en 2016 aux Editions Zoé, récompensé parmi pas moins de 154 ouvrages représentant 27 langues différentes!
Dès l’annonce officielle, le téléphone de l’autrice romande de 29 ans a crépité, en mode perpétuel. De Krems an der Donau, une ville autrichienne aux confins de la vallée de la Wachau où elle participait à un festival littéraire, la lauréate, encore incrédule, a pris notre appel.
- Parmi tous les messages que vous avez reçus depuis l’annonce des lauréats des National Book Awards, quel est celui qui vous a le plus touchée?
- Elisa Shua Dusapin: Déjà, je ne réalise pas encore que j’ai obtenu ce prix. Je suis dans une sorte de tsunami qui me dépasse. Par rapport à tout ce qui se passe autour de mes livres et d’«Hiver à Sokcho» en particulier, c’est sans doute la réaction de mon éditrice, Caroline Coutau (directrice des Editions Zoé, ndlr), qui m’a le plus émue. Elle est la première à m’avoir fait confiance. Je me dis que, sans elle, rien de tout cela ne serait arrivé.
- Au palmarès historique des National Book Awards, vous côtoyez désormais les Américains William Faulkner, Susan Sontag, Allen Ginsberg, etc. Vous réalisez?
- Pas du tout, et je n’ai pas de mots pour exprimer ma surprise face à cette reconnaissance internationale prestigieuse. Je connaissais ce prix depuis longtemps, bien avant de me retrouver moi-même en lice. Jamais de ma vie je n’aurais imaginé qu’un jour mon travail y serait mentionné. Pour moi qui travaille beaucoup sur la notion de frontières, sur le passage d’une langue à l’autre, c’est particulièrement émouvant.
- Outre le prestige évident qu’il confère aux lauréats, quelle est la dotation d’un National Book Award?
- Les lauréats de chacune des cinq catégories touchent 10 000 dollars. Pour le roman étranger traduit en anglais, le prix est partagé en deux, à parts égales, dans ce cas entre ma traductrice et moi.
- A l’automne 2020, vous nous aviez confié, à propos de votre carrière littéraire: «Je ne suis pas certaine que ce soit ma voie pour toujours.» Ce nouveau prix n’est-il pas de nature à dissiper vos doutes?
- Ce qu’il faut savoir, c’est que je n’ai jamais écrit pour un public, ni même dans l’espoir d’être publiée. C’est quelque chose que je fais avant tout pour moi, parce que j’en ai besoin. Avec une récompense aussi prestigieuse que celle-là, ce que je me dis, c’est qu’il me faut rester à tout prix proche de moi-même. Cela me paraît très important.
- Comment allez-vous faire pour préserver le temps si précieux que vous accordez à l’écriture, aujourd’hui bousculé?
- En réalité, cela fait maintenant plusieurs années que j’ai de moins en moins de temps pour écrire! Dès qu’«Hiver à Sokcho» a rejoint la liste des finalistes pour le National Book Award du roman étranger traduit en anglais, le nombre de sollicitations a explosé. L’éditeur s’est retrouvé en rupture de stock: il a fallu réimprimer le livre! Je sais déjà que je passerai beaucoup de temps aux Etats-Unis au printemps prochain. Mais vous avez raison, je dois pouvoir continuer d’écrire et préserver cette liberté-là. C’est vital. Voilà un mois que je ne suis pas rentrée chez moi et à l’évidence, avec ce prix, cela ne sera pas pour tout de suite! Pour être sincère, je n’avais pas du tout intégré la possibilité d’être lauréate. Là, il faut que j’atterrisse un peu pour voir comment je vais m’organiser.
- Où en êtes-vous dans l’écriture de votre quatrième roman?
- Je suis assez avancée, mais ces derniers mois une foule d’événements que le covid avait annulés sont revenus en masse et je me suis retrouvée complètement sous l’eau, sollicitée de toutes parts en Europe. Dans ces conditions, impossible pour moi de me consacrer à l’écriture de mon roman. Je dois le laisser en stand-by. J’ai aussi des projets pour le théâtre – deux créations pour le printemps – et le cinéma. Des gens comptent sur moi. Je ne peux reporter les échéances en invoquant ce prix littéraire aux Etats-Unis. Je n’ai pas le choix. Du coup, je dors vraiment très peu. Je grappille une heure par-ci par-là.
- «Hiver à Sokcho» a été publié il y a cinq ans. Quel effet cela vous fait-il de voir ce premier bébé grandir encore?
- Cela me touche énormément parce que j’ai écrit ce livre entre 17 et 21 ans, à une époque où je n’aurais jamais imaginé publier quoi que ce soit. Cela me ramène donc à cette période-là. Ce premier roman est aussi un moteur. Très concrètement, il me permet de vivre de mon écriture, puisqu’il en existe maintenant près d’une vingtaine de traductions. Cela ne s’arrête pas!
- Le jury des National Book Awards a vanté le travail remarquable réalisé par Aneesa Abbas Higgins, votre traductrice. Comment l’avez-vous connue?
- C’est elle qui, par hasard, avait lu mon livre en français et qui m’a contactée. Elle a eu un coup de cœur et l’a directement proposé à une maison d’édition. C’est assez rare que cela se passe ainsi. Je suis donc d’autant plus honorée. C’est une traductrice réputée. Une grande dame.
- A-t-elle travaillé seule de son côté ou vous a-t-elle consultée?
- On a beaucoup échangé par e-mails. J’ai la chance de très bien comprendre l’anglais. Ses questions étaient parfois extrêmement précises, ce qui a favorisé un travail en finesse, en profondeur. Comme sa traduction a rencontré beaucoup de succès en 2018 au Royaume-Uni, on a ensuite multiplié nos échanges par Skype et Zoom, jusqu’en Inde et en Chine! On aurait dû se voir, mais le covid nous en a empêchées. On ne s’est jamais rencontrées en personne!
- Votre traductrice a-t-elle réussi à restituer le rythme de votre écriture, qui est l’une de vos signatures?
- Il faut savoir que je n’ai aucun pouvoir, ni aucun droit, sur la manière dont la traductrice travaille sur mon récit. C’est sa prérogative. Parmi toutes les langues dans lesquelles «Hiver à Sokcho» a été traduit, les différences peuvent être criantes. A l’inverse du coréen, l’anglais colle mieux à la syntaxe originale. Parfois, Aneesa Abbas Higgins a réussi à aller plus près encore de ce que je souhaitais exprimer. C’est formidable.