«Des poubelles qui fermentent depuis quinze jours devant immeubles et restaurants, capables de se transformer en barricades ou en brasiers à la moindre manifestation, comme à la grande époque de Mai 68? Une Assemblée nationale où l’on s’invective à pleins poumons, comme au bon vieux temps de la Révolution française? Oui, ces jours-ci, l’hexagone et plus encore sa capitale sont en phase éruptive. Le jour où l’on rencontre Yann Marguet afin de le suivre dans ses pérégrinations parisiennes est même explosif : le président a dégainé l’article 49.3 pour faire passer une réforme des retraites sans la soumettre au vote parlementaire.
Mais comme Paris n’est pas à une ambivalence près, la grève des éboueurs qui empuantit la ville ne concerne que la moitié des arrondissements et le quartier où l’humoriste réside depuis deux mois reste, pour l’heure, tel qu’en lui-même: un Marais débordant de terrasses avenantes et de boutiques hypes qui font le bonheur des modeux. Alors qu’on l’a rejoint dans son petit Airbnb niché au sixième étage d’un joli immeuble historique sans ascenseur, l’humoriste en plaisante, étirant même les syllabes: «Oui, j’aime bien la mooode, et c’est assez agréable d’être dans un endroit où il n’y a pas besoin de commander, et où tu peux aller essayer des trucs.» Le temps de lui demander si la dizaine de paires de sneakers qui s’alignent dans l’entrée est un kit de survie pour son séjour parisien longue durée («J’en ai peut-être ramené trop? Mais bon, j’ai acheté trois paires ici», commente-t-il), et nous voilà partis pour le nouveau marathon du jeudi de Yann Marguet, non sans l’avoir vu dégainer pour le photographe une paire de lunettes de soleil lookée tout en ironisant sur son goût des belles choses: «Tiens, si tu veux, j’ai un autre accessoire de connard.»
Plumes helvètes en série
Car l’humoriste vaudois est en train de faire une percée remarquée dans le cénacle des stars parisiennes de la vanne, avec une actualité dense: depuis janvier, il joue son seul en scène, «Exister, définition», dans un théâtre de la capitale et tient également une chronique hebdomadaire dans l’émission «Zoom Zoom Zen», sur France Inter, depuis septembre 2022. La radio nationale accueillait déjà pas mal de plumes helvètes, parmi lesquelles Thomas Wiesel, Christine Gonzalez, Alexandre Kominek et Marina Rollman. C’est d’ailleurs cette dernière qui a glissé son numéro au directeur des programmes avant qu’on l’appelle pour lui annoncer qu’il commençait quatre jours plus tard: «Et d’un coup, ta vie change et tu dois venir un jour par semaine à Paris.» Aléas de la SNCF obligent, le trentenaire prend soin d’arriver la veille, c’est plus sûr, et maintenant que sa tournée s’est arrêtée trois mois à Paris, il en profite pour faire une immersion prolongée.
Avant la pandémie de covid et une réflexion sur le désastre de nos bilans carbone, il allait surtout deux fois par an dans sa ville de prédilection, New York. Mais Paris a su le séduire. Jusqu’à vanter la rugosité de ses autochtones: «Même quand tu fais une vanne a la boulangère, il y a du répondant, j’aime bien. Et puis, ici, tu sens que tu peux te lier facilement avec des gens, c’est aux antipodes de l’image que l’on s’en fait en Suisse. On voit le côté rugueux, moins l’aspect accueillant», sourit-il, sagement agrippé à la barre d’un métro bondé, alors que les soubresauts des pneumatiques sur les rails souterrains font ondoyer les corps.
Gouaille et répartie
L’aventure parisienne a failli démarrer plus tôt, par un mot de Yann Barthès, animateur de l’émission «Quotidien», envoyé sur sa messagerie Instagram, en 2019. «Il m’a dit qu’il aimait bien «Les orties», et j’étais sur le cul parce que, parfois, je l’ai égratigné, mais on a échangé avant de se rencontrer, en janvier 2020. Si rien n’était signé, il y avait une discussion en cours. Avant que le covid gèle tout. Mais ça a ouvert ma réflexion sur le fait que Paris pouvait être une option.» En novembre dernier, «Quotidien» l’invitait d’ailleurs à parler de la venue de sa pièce. «Ma mère est Bretonne, donc j’ai le droit d’être là», y plaisantait le Vaudois. La griffe Yann Marguet, immuable des ondes à la scène, et d’un pays francophone à l’autre? Un humour incandescent d’intelligence dans lequel se mêlent sens aigu de la répartie, gouaille, regard affûté sur ses contemporains et une écriture ciselée qu’il confesse travailler minutieusement: «J’écris assez lentement et surtout dans l’ordre. Je suis même un taré des transitions; il faut que tout s’enchaîne logiquement et je n’aime jamais forcer les choses parce que tout à coup j’ai une bonne vanne à placer.»
En coulisse, l’humoriste profite aussi de son comité de relecture informel composé d’amis fidèles: l’humoriste Thomas Wiesel («Il a toujours relu à peu près tous mes trucs»), le chroniqueur Benjamin Décosterd et la productrice de la RTS Audrey Zahno, nous précise celui qui grignote à présent une fougasse au chorizo achetée à la volée dans une boulangerie, tout en trottinant vers l’immense bâtiment de Radio France, faute de temps pour déjeuner.
Entre pros du rire
Ce jour-là, son billet de trois minutes et demie est consacré aux mangas, thème de l’émission, qu’il a pour consigne de suivre chaque semaine. Et comme toujours, la bande de «Zoom Zoom Zen» mais aussi la régie sont hilares. Le journaliste et humoriste Matthieu Noël finit même un instant plié en deux sous la table. «Beaucoup d’humoristes, dont moi, sont soit dans la vanne, soit disent quelque chose de la société, mais Yann arrive vraiment à faire ce que je préfère dans l’humour: les deux. Sa capacité à être drôle avec du fond est vraiment ce que je préfère», nous glisse ce Monsieur Loyal de l’émission à la sortie de l’enregistrement. Entre pros du rire, on sait reconnaître un artisanat soigné.
Le temps de laisser Yann Marguet filer se reposer quelques heures et on le retrouve à la Scène Libre, un lieu mythique des Grands Boulevards qui a même vu passer Mistinguett. Et maintenant Yann Marguet, arrivé avec un nouveau bonnet, et une certaine décontraction: «Au début, j’ai un peu retrouvé le trac des premières fois dans mes deux disciplines, chronique et spectacle, mais je ne m’explique pas vraiment pourquoi, avoue-t-il. Peut-être que culturellement, je me disais que des trucs allaient moins passer, ou que ma place n’était peut-être pas là, finalement. Et j’ai d’ailleurs dû adapter quelques vannes, qui passaient moins ici, mais, à présent, je suis serein et il y a de vrais états de grâce quand je joue.»
A la sortie, le public est d’ailleurs là pour le féliciter. Ce jeudi soir, sur le boulevard, on aura ainsi croisé Rémi, un podcasteur l’ayant interviewé quelques jours plus tôt, et dont le verdict tombe: «C’est une pépite!» Ou encore Cécile, venue voir l’humoriste en bande, et encore émue: «Je m’attendais à un spectacle de stand-up, mais j’ai vu une pièce hyper-drôle et touchante. La copine qui me l’a recommandé m’avait dit qu’elle avait énormément rigolé et beaucoup pleuré à la fin, et c’est vraiment ça, avec une conclusion super jolie, où il rend un hommage discret et attendrissant à son papa.» Dans le métro, tout à l’heure, on avait sondé Yann Marguet sur la sensibilité affleurant derrière les saillies délirantes d’«Exister, définition», spectacle truculent sur les vertiges de l’être et la vacuité de nos égocentrismes, déjà jouée plus d’une centaine de fois en Suisse. Il avait admis avec émotion convoquer parfois discrètement son père, décédé il y a peu. Si les Parisiens l’ont compris, c’est qu’il les a définitivement séduits.
En attendant une probable reprise de son seul en scène dans la capitale à la rentrée prochaine, il reprendra bientôt les Lausanne-Paris express, les aléas facétieux de la SNCF et les bières entre vieux potes en terrasse, non sans afficher quelques nouveaux accessoires dénichés dans le Marais. Il sera le premier à s’en moquer.