S’il fallait accrocher une enseigne au fronton de l’édifice, elle proclamerait: «Bienvenue chez les Biver». A Givrins (VD), commune du district de Nyon, père et fils ont établi bureaux et ateliers dans une imposante ferme afin de lancer une nouvelle marque de montres haut de gamme, la toute première à leur nom. Ici, point de Biverland, pas de signalétique tape-à-l’oeil, on mise sur la discrétion. Il y a trois mois, Jean-Claude Biver, CEO et propriétaire, 74 ans, a pris possession des lieux – un bail de cinq ans –, emmenant dans l’aventure son fils cadet, le longiligne Pierre, 22 ans. Une vingtaine de collaborateurs s’affairent sur deux étages. Au rez-de-chaussée, outre l’espace spartiate du boss, c’est le domaine des horlogers et des artisans. Le saint des saints.
A les voir travailler à la loupe oculaire, fabriquer de leurs mains du rêve dans la plus pure tradition, soudain l’amour pour cet art de l’infiniment précis, mélange de patience, d’habileté et de minutie, vous gagne. Derrière son établi, Daniel Mullner ajuste le savant mécanisme d’un carillon; vis-à-vis, Sandrine Schweizer manipule une pièce lilliputienne; un autre façonne des éléments fins comme les ailes d’un papillon. Tout autour, des boîtes minuscules, numérotées, abritent les composants à assembler. «Ce qui fait le prix de la montre, c’est ce qui ne se voit pas. Nous travaillons même le dessous des aiguilles ou du cadran. Notre philosophie, c’est de maîtriser l’invisible», sourit Jean-Claude Biver, qui relève ici le dernier grand défi d’une carrière hors norme.
«Sans ma passion, j’étais un homme éteint»
Cette année, il propose deux montres dans un style néoclassique, dont une répétition minute carillon qu’il dévoilera le 26 mars. «Nous sommes entre tradition et innovation. Il existe un modèle à 80'000 francs et un autre à 520'000 francs. Ce n’est pas la qualité qui les différencie, mais les heures de travail.» Sur l’écran de son ordinateur, la pièce s’anime en images de synthèse. Elle portera le nom Biver, pas Jean-Claude Biver, même si le remontoir s’orne des initiales JCB. «On a repris le logo du magasin de chaussures que tenait ma famille au Luxembourg, confie-t-il, revigoré par ce défi. La passion ne peut pas se mettre à la retraite, ça m’a encouragé à tout recommencer malgré mon âge. Sinon, j’étais un homme éteint. C’est la part égoïste de ce projet.»
En décembre 2019, atteint dans sa santé, il semblait avoir définitivement renoncé à se lancer et nous confiait: «Même si on me dit: «Avec toi, ça va marcher», le succès n’est pas garanti et je n’ai pas assez de temps devant moi pour rectifier le tir.» Qu’est-ce qui a fait pencher la balance? «Je veux me connecter à ma passion, faire tout ce que je n’ai pas pu avant: quitter l’industrie pour entrer dans l’art horloger. J’ai pris conscience que mon nom pouvait fédérer des artisans, des gens autour de moi. Du graphiste au fabricant de bracelets, chacun apporte sa touche.» Biver se réinvente, il devient établisseur, va chercher les meilleurs et leur savoir-faire. «Mon rôle, c’est aussi la transmission à mon fils.» Jean-Claude Biver est conscient de la course contre le temps, un aiguillon et une limite. «C’est un boulot monstre. J’ai encore un bout du cadran à parcourir, cinq minutes à l’échelle de mes cinquante années de métier écoulées. Il faudra dix ans jusqu’à ce que cette entreprise atteigne sa vitesse de croisière. D’ici là, je ne peux pas quitter mon poste.»
Pour accompagner ses produits, il ne mise ni sur Cindy Crawford, ni sur James Bond. «On part sans pub et sans marketing. C’est risqué. Notre époque n’aspire qu’à une chose: exhiber. Pas nous. C’est une tout autre vision du luxe.» De paris en défis, les réussites de celui qui est devenu, après Nicolas Hayek et Gérald Genta, le patriarche de la branche furent exponentielles. Il y eut Audemars Piguet, puis Omega, Blancpain et la direction des marques horlogères de LVMH (TAG Heuer, Hublot, Zenith). Malgré une légionellose, une polyarthrite rhumatoïde et une chute à vélo qui a failli lui ôter la mémoire, il repart au combat.
A ses côtés, le jeune Pierre étonne par son calme et sa maturité. Avec lui, la valeur n’a pas attendu le nombre des années. En côtoyant son père, il a été à bonne école. «Comme tout adolescent, je me suis un peu rebellé. Je m’intéressais à l’architecture, à la finance et j’ai voulu m’éloigner du milieu horloger dans lequel j’ai baigné depuis le berceau.» Sa maturité en poche, il a souhaité travailler. Chez Phillips Auction, sous l’aile d’Aurel Bacs, l’un des meilleurs experts du monde dans le domaine des montres et des ventes aux enchères, son stage s’est transformé en emploi. «J’ai découvert l’horlogerie sous une autre facette. Et ça a été le révélateur de ma passion.»
Père et fils partagent le même élan. «D’habitude, on proclame que les marques se perpétuent de père en fils depuis deux cents ans. Or nous existons, côte à côte, depuis l’an zéro. Nous n’avions rien de concret. Mon fils, un peu d’expérience dans les montres classiques, moi cinquante ans dans les montres modernes.» Ils ont même hésité à racheter une marque. «Nous aurions économisé du temps, profitant des locaux, des outils et des meubles. Mais pourquoi mettre un prix pour acquérir, puisque nous avons déjà quelque chose: le nom? On a préféré investir pour le développer.»
Trop vieux pour un prêt à la banque...
Les Biver sont aussi collectionneurs. Le jour de notre visite, Pierre arbore une Patek Philippe, un cadeau de son père qui porte une Rexhep Rexhepi. «C’est un tout grand horloger basé à Genève, promis à un succès planétaire. Je l’ai connu à l’époque de Hublot. C’est une montre exceptionnelle (estimée entre 350'000 et 400'000 francs, ndlr). Il fait tout à la main et fabrique 30 modèles par an. Avec Philippe Dufour, il est considéré comme le pape de l’art horloger. Je les respecte tous les deux.» JCB vise, lui aussi, l’excellence.
Dans le monde, entre cinq et huit détaillants seulement proposeront les garde-temps griffés Biver. Grâce à son carnet d’adresses, le carnet de commandes a suivi. «Nous avons vendu la production de cette année – 20 pièces pour le modèle le plus cher, 40 pour l’autre – et une partie de la production 2024.»
Quelques dizaines de millions étaient nécessaires pour se lancer. Jean-Claude Biver a voulu financer l'entreprise lui-même, car, à son âge, les banques sont plus réticentes à prêter. «C’est vexant, alors j’ai mis les fonds.»
Pierre, lui, connaît un autre vertige. «J’ai cinquante ans pour prospérer et me réinventer, dit-il humblement. Quelle aventure!» Mais il savoure sa chance. «C’est aussi un accomplissement de travailler avec mon père; le rêve de tout amateur d’horlogerie de créer à partir de la page blanche, selon ses envies et ses goûts. Apposer son nom sur un cadran entraîne aussi une responsabilité, visà-vis des autres comme de soi-même.» Et de conclure: «Ce projet vient de nos tripes. L’émotion que suscite la pièce sur laquelle nous travaillons depuis un an est d’autant plus forte qu’elle dépasse toutes nos attentes.» Bon sang ne saurait mentir.