Le mardi 6 septembre, la Via Torretta, à Locarno (TI), est fermée au public. La raison? Elle accueille en cette journée le tournage d’une scène de la fiction suisse «Bon Schuur Ticino», produite et réalisée par les frères zurichois David et Peter Luisi. Voir des rues, des établissements publics ou des lieux touristiques bloqués durant quelques heures ou quelques jours pourrait devenir une habitude pour les Tessinois. En effet, depuis quatre ans environ, la proportion de films dont une partie au moins est tournée au Tessin a pris l’ascenseur. Comment expliquer cet engouement et cette productivité grandissants?
La Ticino Film Commission (TFC), première fondation de ce genre à avoir été établie en Suisse, y est pour quelque chose. Depuis sa création, en 2014, elle a effectué un travail important afin de faciliter logistiquement la venue d’équipes de tournage sur ses terres. Les chiffres le prouvent: durant la période 2018-2021, 128 productions audiovisuelles (comprenant longs et courts métrages, documentaires et publicités) ont été accompagnées et soutenues financièrement dans le canton par la TFC. C’est plus du double de la période quadriennale précédente pour cette fondation. Au total, cela représente 1300 jours de production et un impact économique direct chiffré à plus de 13 millions de francs.
La publicité aussi a un faible pour le Tessin. Mercedes et Roger Federer se sont associés en 2020 pour y tourner des clips vantant la marque de Stuttgart.
MERCEDES BENZMais pourquoi le Tessin? «Le Tessin est un endroit particulier, on y trouve des montagnes, des lacs et des plages, des villes, des vallées, des cascades...» commence Lisa Barzaghi, responsable des opérations pour la TFC. Et l’on pourrait compléter cette liste par des environnements urbains et industriels, de petits villages traditionnels, des villas luxueuses, des châteaux ou des places abandonnées. Cependant, l’abondance et la variété de décors ne suffisent pas en soi à expliquer l’intérêt des productions à tourner dans le seul canton italophone de Suisse. La faible distance qui sépare ces lieux les uns des autres sur ce territoire de 2800 km2 est ce qui en fait un atout majeur. Car le temps, c’est de l’argent, et déplacer toute une équipe de tournage a des impacts directs sur les coûts liés à la réalisation d’un film. Debout dans une petite ruelle parallèle à la Via Torreta, le producteur de «Bon Schuur Ticino», David Luisi, observe, silencieux, la scène d’émeute qui s’y déroule. «Là, je surveille l’heure qu’il est. Nous devons avoir terminé cette scène à 13 heures, car toutes les minutes de retard que nous prenons engendrent des dépenses supplémentaires», explique-t-il.
C’est la première fois que le producteur zurichois tourne un film au Tessin. «C’est agréable de travailler ici, la ville est belle, il fait beau.» La météo clémente du lieu de tournage constitue aussi un facteur déterminant dans la décision d’un producteur. «Bien sûr, il peut aussi pleuvoir au Tessin (rires), mais, de manière générale, on y vit un printemps et un automne plus longs.» Et il n’oublie pas de préciser qu’ici «les gens sont sympathiques et nous nous sentons bienvenus, ce qui n’est pas le cas partout». Un compliment que la TFC peut accueillir à bras ouverts puisque, en plus de son soutien logistique et financier, elle met un point d’honneur à chouchouter ses invités.
Cette recherche d’excellence est réfléchie. Générer des revenus et du travail sur le territoire tessinois fait partie des objectifs que la Commission du film tessinois et les offices de tourisme partenaires ne cachent pas, tout comme donner de la visibilité à ses destinations touristiques. Une manne bienvenue puisque la Suisse italienne se trouve être la région linguistique comprenant l’indice de pauvreté le plus élevé de Suisse. «La venue d’une production au Tessin a un impact direct et mesurable économiquement en ce qui concerne les nuitées à l’hôtel, la restauration et d’autres activités touristiques, commente Kaspar Weber, directeur adjoint de Ticino Turismo. Mais les retombées en matière d’image sont très importantes également et nous travaillons pour que la vision du Tessin donnée au travers des œuvres audiovisuelles soit positive.»
Mais toute cette imagerie de prime abord idyllique compte aussi des défis, et l’enjeu pour la TFC est de positionner le Tessin comme un lieu de tournage accessible. «L’Italie possède des régions similaires aux nôtres mais offre un financement plus élevé, ce qui place souvent les deux pays en concurrence. De plus, les sociétés italiennes viennent peu au Tessin en raison d’un cliché de cherté somme toute plutôt erroné car nous offrons beaucoup de services gratuits et le coût d’embauche de professionnels n’est pas si disproportionné comparativement à l’Italie » rapporte Eva Ruffini, responsable communication de la TFC. Récemment, cette dernière a créé des fonds cinématographiques pour les villes de Mendrisio et d’Airolo, en collaboration avec ces communes. Ces fonds viennent s’ajouter à ceux que la commission met elle-même à disposition et contribuent à l’effort général poursuivi afin d’améliorer l’attractivité financière de la région.
Si le Tessin rêve de grandeur, il n’en oublie pas pour autant la production locale. Dans ce domaine, la difficulté principale reste la distribution des films tessinois tournés en italien. «Ils sont présentés dans les festivals, mais ont ensuite des difficultés à être projetés ni dans les cinémas romands, alémaniques ou en Italie, car la culture y est différente. C’est pour cela que nous effectuons aussi un grand travail pour la promotion de la langue italienne dans le cinéma et pour développer l’échange et la distribution de films entre les régions linguistiques suisses», poursuit Eva Ruffini.
Un labeur qui est probablement en train de porter ses fruits. Bien que Locarno se positionne déjà depuis 75 ans sur la scène internationale du cinéma grâce à son festival, «le petit monde du cinéma indépendant tessinois a connu une évolution sans précédent ces dernières années», affirme Francesco Rizzi, réalisateur suisse à l’origine du long métrage «Cronofobia» (2018), tourné dans les régions de Lugano et de Mendrisio. Il n’hésite pas à affirmer que nous nous trouvons aujourd’hui «au cœur d’une nouvelle vague d’énergie créative». Alors, le Tessin deviendra-t-il bientôt le haut lieu du grand écran en Suisse? Responsable de la communication de Ticino Turismo, Jurij Meile n’y va pas par quatre chemins: «Que cela soit clair, nous sommes déjà la capitale suisse du film!»
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Les lieux de tournage préférés au Tessin
Sans conteste, c’est à la région de Lugano que revient la palme de la destination la plus prisée des producteurs et réalisateurs. Cependant, les autres localités n’ont pas de raison de faire la moue: la région d’Ascona-Locarno, avec ses vallées Vallemaggia et Valle Verzasca, bénéficie également de l’affection des productions. Les villages de Mendrisio et de Chiasso ainsi que toute la région du col du Gothard depuis Airolo sont aussi fréquemment investis. Aperçu sélectif de quelques longs métrages et spots publicitaires tournés dans ces régions.
«Le sexe des anges», un film italien, tourné à Lugano, narrant les déboires d’un prêtre frontalier.
Leonardo Baldini1. Le plus sacré
Il sesso degli angeli de Leonardo Pieraccioni (IT), 2022
Lieux de tournage: Lugano, Monte Salvatore
Dans ce bel exemple d’une production 100% italienne, Leonardo Pieraccioni, acteur et réalisateur florentin, a choisi la ville de Lugano, et notamment son casino, pour y développer son intrigue: l’histoire d’un prêtre frontalier qui hérite de son oncle une entreprise prospère à Lugano. Enchanté par cette possibilité de relancer les affaires de son église désertée, il déchante lorsqu’il découvre que ce que lui lègue son oncle n’est autre qu’un bordel.
«Monte Verità», une fiction en allemand inspirée de la fameuse communauté végane et nudiste installée au-dessus de Locarno.
ￂﾩ DCM Film Distribut2. Le plus international
Monte Verità de Stefan Jäger (CH/all-D-A), 2021
Lieux de tournage: région d’Ascona-Locarno
Monte Verità, c’est l’histoire d’une femme courageuse du début du siècle dernier qui s’enfuit au sanatorium perché sur la colline du Monte Verità en quête d’émancipation. Tourné en allemand, ce long métrage est le fruit d’une production suisse alémanique et d’une coproduction avec la RSI, les sociétés allemandes Coin Film et MMC Movies Köln ainsi que KGP (Autriche). Cette fiction, inspirée de l’histoire réelle du Monte Verità, sur le territoire d’Ascona, a été présentée au Festival international du film de Berlin.
3. Le plus foot
More than a score avec Cristiano Ronaldo, 2021
Lieux de tournage: centre Padiglione Conza à Lugano
Cette publicité tournée à Lugano a été réalisée pour promouvoir l’application LiveScore, représentée par le footballeur Cristiano Ronaldo. Si les images ne montrent rien du Tessin et de ses paysages, l’accueil de ce tournage a tout de même engendré une rentrée d’argent directe de 43 000 francs pour la région. Et probablement une certaine fierté liée à l’accueil du sportif six fois couronné Ballon d’or.
4. Le plus trompeur
Le spot publicitaire de Mercedes-Benz avec Roger Federer, 2020
Lieux de tournage: Carona (Lugano) et Passo del Lucomagno
Filmé en juillet 2020, ce spot publicitaire de la marque Mercedes-Benz dont l’ambassadeur n’est autre que Roger Federer devait initialement se dérouler en Sicile. Mais, en raison des restrictions sanitaires, les producteurs se sont rabattus sur le petit village de Carona, au Tessin. «Cela ne promeut pas forcément notre canton, car tout a été fait pour que l’on croie qu’il s’agit de l’Italie, jusqu’aux accents des protagonistes, commente Kaspar Weber. Mais nous avons profité de ce tournage pour faire la promotion de notre région.»
«Pause», de Mathieu Urfer, une fiction de 2014 tournée en français et au Tessin, avec Julia Faure et Baptiste Gilliéron.
outside-thebox.ch5. Le plus romand
Pause de Mathieu Urfer (CH/fr), 2014
Lieux de tournage: régions de Lugano, Mendrisio et Chiasso
Même si le Tessin souhaite s’imposer en tant que lieu de tournage, il reste rare d’y voir un film tourné entièrement en français. C’est pourtant le cas de Pause, du réalisateur romand Mathieu Urfer, qui raconte l’histoire de Sami. Lorsque sa petite amie Julia le quitte, il tente de la reconquérir avec l’aide de son ami Fernand, âgé de 78 ans. Sorti en 2014, ce film s’est frayé un chemin dans pas moins de 11 festivals internationaux.
«Les conséquences de l’amour», film de Paolo Sorrentino. Une histoire italo-tessinoise avec Olivia Magnani (photo).
Indigo films6. Celui qui est allé à Cannes
Les conséquences de l’amour, (titre original: «Le conseguenze dell’amore») de Paolo Sorrentino (IT), 2004
Lieux de tournage: régions de Bellinzone, Biasca, Locarno, Ascona, Lugano, Mendrisio, Chiasso
Le réalisateur italien Paolo Sorrentino a été sélectionné en compétition officielle au 57e Festival de Cannes avec Les conséquences de l’amour, son deuxième film, l’histoire de Titta di Girolamo, quinquagénaire du Sud qui part vivre durant huit ans dans une chambre d’hôtel anonyme de la partie italienne de la Suisse: le Tessin.
7. Le plus ancien
Eve de Franco Borghi (CH/it), 1939
Lieux de tournage: région d’Ascona-Locarno
Eve est le premier film de fiction connu à avoir été tourné en Suisse italienne. L’histoire de Marco, qui s’enfuit au Tessin après une courte idylle amoureuse à Paris, se déroule dans la région d’Ascona-Locarno. Les archives du Festival international du film de Locarno ont révélé l’année dernière une affiche originale de ce film, qui a été transmise à la Cinémathèque suisse. La Ticino Film Commission a d’ailleurs récemment signé un accord avec le centre d’archives nationales afin de collaborer à la préservation des documents qu’elle pourrait récupérer et d’enrichir sa propre activité avec des affiches, des photos ou des extraits de films issus des collections de la Cinémathèque.
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