Covid oblige, les Hediger père et fils nous parlent depuis leur cuisine, à Bex (VD), via une visioconférence qu’on essaie tous de rendre la plus conviviale possible. Drôle de voir ces deux arpenteurs de paysages se raconter près de leur machine à café. Mais dame, cela se comprend: chaque athlète qui attraperait le maudit virus aujourd’hui n’irait pas aux Jeux, en février.
Pour Jovian Hediger, 31 ans dont douze de haute compétition dans les lattes, ce seront ses troisièmes, et les derniers. Il l’a décidé en automne, et son père loue son courage: «La fin de carrière de Jovian est admirable. Il réalise sa meilleure saison, il est 13e du général de la Coupe du monde, il a marqué des points lors de toutes les courses. Cela signifie qu’il fait son travail à fond jusqu’au bout et qu’il arrête au bon moment. Il faut comprendre que, dans sa discipline du sprint, le niveau est si élevé que si on perd ne serait-ce qu’une seconde, on est relégué à la 40e place. Ce serait dommage de finir ainsi. Là, il termine magnifiquement, proprement.»
A quelques jours d’embarquer pour la Chine – le 30 janvier –, le fils rayonne. «Cette année, nous avons une équipe avec une super ambiance, des jeunes qui poussent derrière. C’est aussi pour cela que je réalise une si belle saison. Mais je n’ai pas atteint mon objectif en étant sélectionné pour les Jeux: j’y vais pour ramener quelque chose, un diplôme ou mieux.» S’arrêtera-t-il vraiment en cas d’exploit? «Oui, autant stopper là-dessus, sur une sortie en or.»
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Dans sa nouvelle vie, un poste d’assureur l’attend à Bex, son fief. C’est de là que tout est parti. Avec la belle bande de mordus du ski-club, le petit Jovian a commencé par aller voir les courses sur place, les Mondiaux de Val di Fiemme en 2003, les Jeux de Turin en 2006. Puis il a écouté son père parler dans le poste, puisque celui-ci commente les courses à la RTS.
Tous deux partagent un caractère de gagneur. Daniel, qui a disputé les Jeux 1994 à Lillehammer, l’a compris un jour en voyant son jeune garçon pester après une course à La Sagne: «Jovian avait couru avec des skis prêtés, pas terribles, des planches… Il me les a lancés dessus à l’arrivée, il avait même été battu par une fille. J’ai alors pensé: «Ah, il a des sensations!» Mais tout est venu de lui, je n’ai jamais poussé.»
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Pousser, il faut pourtant l’aimer avec ardeur dans un sport qui est sans doute un des plus exigeants de tous. Les trois minutes d’une course de sprint, avec six coureurs à la fois, comportent des instants paroxystiques, entre corps en feu et options tactiques à prendre en un éclair. Comment aimer un tel effort? Jovian hausse les épaules, qu’il a larges. Pour lui, tout s’est enchaîné pas à pas, avec une école de commerce à Martigny puis le déclic: le départ pour le centre national de Davos, où il passe sept ans flanqué de son inséparable cousin, l’autre sprinteur bellerin, Erwan Käser. Explosif – «enfant, après 200 mètres, il avait souvent 10 mètres d’avance sur les autres», se souvient son père –, il y fait ses grands débuts en Coupe du monde, en 2009.
Les deux hommes se confondent. Même carrure, même chaleur, même voix. Après une belle carrière de fondeur et de biathlète, Daniel est le consultant attitré du ski de fond à la RTS depuis quatorze ans. «J’ai aussi décidé d’arrêter cette saison. J’ai fait le tour, c’est le moment de passer le relais.» Il espère que son fils lui succédera. «Ce n’est pas moi qui décide. De mon côté, je ne me sentirais pas très crédible d’aller commenter du sprint avec le fiston regardant à la maison.» Entre ces deux générations, le ski de fond a connu une révolution. «Ah, son entraînement aujourd’hui! s’exclame le père. La salle de force, le gainage, nous n’en pratiquions presque pas. Quand je les vois passer en puissance dans une montée, comme sur un grand plateau à vélo, je me dis que nous étions des rigolos, même si nous n’étions pas moins bons dans l’absolu.» Son fils tempère: «Depuis mes 21- 22 ans, je suis professionnel, comme tous mes adversaires. Cela fait une différence avec mon père.»
Là, il intègre sans cesse le top 15, avec des hauts faits comme ce premier podium par équipes pour la Suisse, en Suède, en février 2021. Les Jeux, par contre, ne lui ont jamais souri. En 2014, ce fut «un carnage», reconnaît-il. Arrivé dans la forme de sa vie, on l’obligea à une sélection interne. «J’ai passé mais ensuite, épuisé, j’ai probablement livré la moins bonne course de ma carrière.» Quatre ans plus tard, à Pyeongchang, il est éliminé en quarts et n’est pas sélectionné pour le sprint par équipes: «Un choix stratégique que je respecte, mais qui me laisse un goût amer.»
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Revanche à Pékin? Sûr que le Café de la Gare de Bex, tenu par sa famille, ne désemplira pas. «Pour Erwan et moi, nos mamans ont joué un rôle prépondérant, aussi par leur caractère. Le café est notre cafétéria, surtout l’été. On y va à midi, on y est bien.» Sur les courses, le ski-club local est réputé: pas rare qu’ils se déplacent à une cinquantaine sur les grands événements, comme à Seefeld, où ils réquisitionnèrent carrément un hôtel pour eux. En Chine, papa au micro, fils sur les skis, ce sera la fin d’une belle série Bex.
Le plus chouette des compliments
Une anecdote récente, qu’il n’oubliera pas, raconte combien Jovian Hediger est un athlète droit et honnête, doté d’un sens aigu de l’équipe, et qui marche à l’émotion.
- Jovian, vous allez bientôt quitter l’élite. Qu’aimeriez-vous qu’on garde de vous?
- Jovian: Je suis un pur produit made in Suisse, j’ai toujours suivi le système, mon club, puis ma région, puis le cadre national. J’ai eu beaucoup de coachs et j’ai toujours fait confiance, en essayant de dire les choses quand il le fallait, sans rien faire dans le dos, même si je n’étais pas toujours d’accord. Et c’est cette année que j’ai reçu un des plus beaux compliments. En décembre, après ma course manquée de Davos, dont je suis sorti déçu et frustré, j’étais déjà en train de m’en aller quand je me suis rendu compte que ma coéquipière Nadine Fähndrich allait disputer sa finale. Je suis revenu, j’ai posé mes affaires et je l’ai encouragée. J’étais le dernier athlète suisse à rester dans notre stand pour le faire; la saison dernière, j’avais agi pareil pour les jeunes encore en lice. Le staff m’en a félicité. Chaque message fait plaisir, mais quand on te félicite pour ton attitude, c’est encore plus valorisant.
- Revenons à vous deux: lequel est le plus impatient?
- Jovian: C’est quand même lui. Je lui ai d’ailleurs vivement déconseillé d’aller dans la foule de Pékin, à un moment où il hésitait. Je suis déjà pas mal mais lui, quand il monte les tours en voiture… Autant on sait prendre notre temps sur certains points, autant sur les clichés qui vont avec l’impatience, on est pas mal tous les deux.
- Daniel: c’est l’âge qui veut cela. Perdre son temps dans les bouchons, je n’en ai plus envie, je deviens vite impatient.
- Jovian: C’est une marque de mon caractère, comme lui. Si je suis contenu la plupart du temps, je marche beaucoup à l’émotion. Quand je suis déçu, comme en décembre à Davos, je peux aller jusqu’à me défouler sur un banc après la course. Par contre, avant mon quart à Lenzerheide, les larmes me sont venues. J’ai réalisé qu’il s’agissait de ma dernière course en Suisse.
- Lequel est le plus compétiteur?
- Daniel: Les deux. La première fois qu’il m’a battu, je pense qu’il avait 14 ans. Lors d’entraînements d’intensité sur 40 poussées, j’étais 20 mètres derrière lui.
- Jovian: A 90%, c’est moi. Mais si l’on remet une paire de peaux de phoque, on retrouve vite l’âme du gagneur chez mon père