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Polémique

Le scandale des chiens au museau aplati

Au fil des ans, certaines races de chiens et de chats ont vu leur museau et leur taille rétrécir pour leur donner une apparence prétendument plus mignonne. Des modifications génétiques dénoncées par les Pays-Bas, qui viennent d’interdire l’élevage et la détention de ces animaux en évoquant une maltraitance animale. Un phénomène qui n’épargne pas la Suisse. Enquête.

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Le refuge tenu par Bouledogue Attitude recueille beaucoup d’animaux en mauvaise santé. La faute aux modifications génétiques sources de nombreuses maladies. Ici, de g. à dr.: Harley, Hellie et Mara. Hellie est la chienne de la responsable du lieu. En bonne santé mais trop longue pour se présenter à un concours.

Le refuge tenu par Bouledogue Attitude recueille beaucoup d’animaux en mauvaise santé. La faute aux modifications génétiques sources de nombreuses maladies. Ici, de g. à dr.: Harley, Hellie et Mara. Hellie est la chienne de la responsable du lieu. En bonne santé mais trop longue pour se présenter à un concours. 

Julie de Tribolet

Nous sommes chez Bouledogue Attitude, à Neyruz-sur-Moudon, une fondation qui fait office de refuge mais aussi de pension et de boutique. Quelques box bien aménagés à l’entrée et quelques bouledogues français joyeux qui vous accueillent dans l’espace collectif en même temps qu’Isabelle Dupraz, la responsable du lieu. Une femme qui dédie aujourd’hui sa vie à ces chiens. «Le bouledogue. ce n’est pas un chien, c’est quelqu’un», corrige en souriant cette passionnée, qui reconnaît que cette race ne laisse personne indifférent. D’emblée on l’aime ou on la déteste. Pour ceux qui l’adorent, le faciès de bébé, les yeux ronds et expressifs de ce chien associés à son goût prononcé pour les contacts avec l’humain en font un chien tout à fait hors du commun.

Modifications génétiques

Oui, mais voilà. Au fil des ans, le bouledogue français, le bouledogue anglais, le carlin ou autres races apparentées ont vu leur nez s’aplatir dangereusement au gré des modifications génétiques qu’on leur a fait subir. La faute à l’imbécillité toujours plus grande des bipèdes qui veulent des chiens mignons, avec des crânes de plus en plus petits et des museaux et des nez de plus en plus raccourcis. Résultat, de plus en plus de chiens souffrent de rétrécissement des narines ou des canaux auditifs, avec son cortège de troubles respiratoires, d’otites, de problèmes de peau aussi. Une situation qui a récemment poussé les Pays-Bas à interdire la détention et l’élevage des chiens mais aussi des chats au syndrome brachycéphale (nez aplati) et de tout autre animal dont on a modifié l’anatomie. A l’appui de leur décision, le fait qu’un chien ou un chat n’a pas à souffrir de son anatomie modifiée par l’homme.

Une décision qui n’a pas surpris Isabelle Dupraz. Elle la comprend, même si elle ne milite pas pour une interdiction similaire en Suisse. Ce serait dommage de se priver de races aussi affectueuses, mais il y a certes une situation à dénoncer. «On a humanisé les bouledogues, on en a fait un produit de consommation.» Certains élevages, à l’entendre, proposent même des couleurs exotiques, on choisit son chien comme son papier peint. «Si, à l’origine, le premier bouledogue était noir et blanc, on voit aujourd’hui toutes sortes de combinaisons sur le marché, le bleu a même fait son apparition depuis quelques années.» Isabelle pointe du doigt Harley, la petite bleue, justement, qui vient se frotter contre nos jambes. A ses côtés, Hellie, la chienne d’Isabelle, qui a encore une taille et un museau tout à fait respectables. «Un juge m’a pourtant dit un jour: «Ta chienne est magnifique mais n’essaie même pas de la présenter à un concours, elle est trop longue!»

carlins

Isabelle Dupraz est la responsable de la fondation Bouledogue Attitude. Ici avec Harley, dont le museau aplati et la petite taille témoignent des changements de la race au fil des ans.

Julie de Tribolet

«L’élevage est un business»

Comment lutter contre ces dérives? Le changement, à ses yeux, doit venir en premier de la Fédération cynologique internationale (FCI). C’est elle qui fixe chaque année les critères à respecter. «S’ils veulent continuer à obtenir un pedigree pour leurs chiens, les éleveurs doivent se plier aux standards émis. N’oublions pas que l’élevage est un business!» explique notre spécialiste. Avoir son chien qui remporte un titre de Miss ou Mister Bouledogue dans un concours de beauté, c’est l’assurance d’une portée très lucrative. Beaucoup de gens ignorent que l’animal qu’ils viennent d’acheter risque de se retrouver un jour sur une table d’opération parce qu’il peine à respirer correctement. 

Bouledogue Attitude a d’ailleurs financé plusieurs opérations d’écartement de narines sténosées pour des chiens avant de pouvoir les placer. Isabelle a elle-même possédé un chien baptisé aussi Harley. «Mon baptême du feu, se souvient-elle. Il avait des canaux auditifs rétrécis, des otites à répétition, des oreilles en chou-fleur à force d’infections, des problèmes de peau qui nécessitaient des bains difficiles à lui donner, car il ne se laissait pas toucher tant il avait mal. On en garde aussi quelques stigmates, mais il a bien fallu se résoudre à l’endormir après qu’on lui a diagnostiqué une syringomyélie (ndlr: maladie de la moelle épinière) incurable.»

Chiots trop gros pour naître

On frémit un peu à l’entendre. Comme on mesure aussi le niveau d’aberration de certaines pratiques en apprenant que beaucoup de chiennes bouledogues français ne peuvent mettre bas normalement et subissent des césariennes, car les chiots dont on a renforcé la musculature des épaules ne passent plus par la voie naturelle. Chez certains éleveurs peu scrupuleux, le Docteur Maboul semble n’être pas qu’un jeu! «Les bouledogues d’aujourd’hui ne ressemblent absolument plus aux bouledogues d’antan», précise encore la responsable du refuge. En nous montrant une photo de l’écrivaine Colette, fan de cette race, prise en photo avec son bouledogue français au début du XXe siècle: «Regardez, le chien avait encore un nez et un museau!» Un chiffre inquiétant: le crâne du bouledogue s’est raccourci de 25% par rapport à 1920.

L'écrivaine Colette avec son carlin

L’écrivaine Colette avec son bouledogue français. Depuis 1920, le crâne du bouledogue s’est raccourci de 25%.

Limot/Bridgeman Images

Risques d’évanouissement

Certes, le bouledogue ou le carlin sont des chiens qui exigent des soins plus soutenus que pour d’autres races. On ne les expose pas à de fortes chaleurs ni à de trop gros efforts. Mais un nez de plus en plus aplati augmente notamment les risques d’évanouissement. Imaginez qu’on vous rétrécisse le vôtre à chaque génération. Si le refuge créé par Bouledogue Attitude, devenu une fondation, a ouvert ses portes en 2021, c’est parce qu’il devenait impossible de faire face aux abandons uniquement avec des familles d’accueil. «En 2019, on recevait plus d’un chien par semaine!» Et ce, malgré le prix d’un bouledogue qui peut atteindre 3500 francs. «La race s’est vraiment fragilisée. On ne recueille pratiquement plus que des chiens avec des problèmes respiratoires, des hernies discales, des problèmes de peau, de digestion, des maladies chroniques ou des cancers.» 

#NoseToo. Ce pourrait être le hashtag de ralliement des bouledogues français, des bouledogues anglais et des carlins pour la reconquête de leur dignité. Attention, on ne va pas jeter le chiot avec l’eau du bain. Surtout lorsqu’on sait que 10% seulement des bouledogues français viennent d’un élevage suisse. Certains apprentis sorciers hors de tout contrôle font de l’élevage sauvage (parfois, les saillies ont même lieu dans des salles de bains), achetant leurs chiens sur internet ou en provenance de pays de l’Est ou du Portugal. Du côté de la loi, l’ordonnance suisse sur la protection des animaux reste floue. Se bornant à indiquer que les contraintes exercées sur les animaux par l’expression extrême de certains caractères (nez écrasé) doivent être «légères». 

campagne pour les carlins

Une double image utilisée lors de la campagne lancée en 2018 en Suisse pour sensibiliser la population au phénomène du syndrome brachycéphale.

SVK-ASMPA

Consciente de ces problèmes, la vétérinaire bernoise Marie Müller-Klauser, membre l’Association suisse pour la médecine des petits animaux (ASMPA), a été l’instigatrice en 2018 d’une campagne contre la brachycéphalie canine. Elle aussi parle de maltraitance animale face à ce formatage imposé par les clubs de race et les juges qui nuit à la santé des animaux. La spécialiste observe néanmoins des améliorations. Une plus grande sensibilisation du public et des actions comme celle visant à bannir la photo de chiens au nez aplati sur les publicités pour articles pour chiens. Mais la situation reste compliquée, car très politique. «Il n’existe pas non plus, dit-elle, de preuve scientifique prouvant une relation directe entre la longueur du nez et le syndrome brachycéphale, car certaines races peuvent en être atteintes même avec un nez plus long.» La vétérinaire relève néanmoins une réaction salutaire de certains éleveurs, en Suisse mais surtout en Allemagne. Des chiens appelés Retro-mops (mops signifiant «carlin» en allemand) ou rétro-bouledogues ont vu le jour avec des museaux et des nez plus saillants et des narines plus ouvertes.

Gabin, Maurice et les autres

Difficile pourtant de trouver un éleveur qui parle ouvertement de ce problème. Franz Bieber estime, lui, faire partie des bons élèves. Le Jurassien a élevé des carlins pendant près de onze ans après avoir abandonné le commerce du bouledogue français en raison des problèmes évoqués. Le carlin est plus petit, peut-être un peu moins à la mode, même si la race a subi les mêmes modifications génétiques dénoncées. Son dernier chiot est parti il y a quelques semaines, il songe à mettre à la retraite, comme lui, ses huit mâles et femelles, dont certains ont dépassé l’âge légal de reproduction. Il soutient avoir toujours travaillé avec une conscience professionnelle irréprochable. «Aucun de mes chiens ne souffre de maladies respiratoires, ils ont tous régulièrement passé des tests physiques chez un vétérinaire. Un grand nombre des carlins de Suisse romande viennent de mon élevage, je n’ai jamais eu de retour négatif.» Néanmoins, Franz Bieber, comme Isabelle Dupraz, milite pour un retour au bon sens. Et la fin de pratiques indignes du respect de l’animal. Tandis que nous parlons, Gabin a grimpé sur ses épaules, sous l’œil blasé de Maurice, le patriarche du groupe. «Lui, c’est un vrai pot de colle, sourit l’éleveur, il est le père d’une nombreuse progéniture parce que c’est le plus beau et le plus fertile.» Il paraît que le vétérinaire l’avait même surnommé Rocco Siffredi! 

>> Retrouvez l'interview de la vétérinaire Deborah Rohner: «La situation doit être améliorée de toute urgence!»

Par Patrick Baumann publié le 2 mars 2023 - 09:09