«J’espère que nous pourrons jouer ensemble au ciel.» C’est le tweet qu’avait posté Pelé quelques minutes après avoir appris la mort de Diego Maradona, le 25 novembre 2020. De son vrai nom Edson Arentes do Nascimento, la «Perle noire» n’aura finalement attendu que 750 jours pour réaliser son vœu. On les voit d’ici, les deux meilleurs joueurs de tous les temps, rivaliser de dribbles, de feintes, de passes d’exception et allumer des feux d’artifice de buts sur les vertes pelouses du paradis des footballeurs. Pelé, Maradona. A l’heure où «O Rei» a rejoint «D10S» au panthéon du sport, l’éternel débat pour savoir lequel des deux était le meilleur joueur de l’histoire déchaîne de nouveau les passions. Parenthèse cocasse, ni l’un ni l’autre, quatre titres de champion du monde cumulés, n’ont été honorés d’un Ballon d’or durant leur carrière. Un affront que l’institution a partiellement réparé en leur attribuant un Ballon d’or d’honneur. En 1995 à Maradona, en 2013 à Pelé. Motif de cette lacune: jusqu’en 1994, seul un joueur européen évoluant en Europe était éligible. Parenthèse fermée.
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Joueur du siècle et ministre
Depuis l’annonce de son décès, jeudi dernier, nous n’ignorons plus rien de la vie pas toujours royale et de la carrière fabuleuse bien que parfois chaotique de celui qui a été élu joueur du XXe siècle par la FIFA, athlète du XXe siècle par le CIO, qui fut aussi le premier ministre noir du Brésil entre 1995 et 1998 (des Sports) et ambassadeur pour l’ONU et l’Unesco. On nous a également rappelé en boucle qu’il était né le 23 octobre 1940, à Três Corações (Trois Cœurs), une ville située à 300 km au nord de Rio de Janeiro, d’un papa footballeur amateur surnommé «Dondinho» et d’une maman femme de ménage qu’on disait surprotectrice, qui a fêté ses 100 ans en novembre dernier!
Dit aussi que Pelé était l’aîné d’une fratrie de trois enfants: Jair «Zoca», qui a lui aussi brièvement joué au FC Santos, décédé en 2020 à l’âge de 77 ans, et Maria Lucia, 76 ans. On s’est aussi souvenu de l’origine de son surnom, Pelé («miracle» en hébreu), dont ses copains d’école l’ont malicieusement affublé à cause de sa façon d’interpeller le gardien de Vasco de Gama, un certain Bilé, en criant: «Pilé, Pilé!» «Enfant, ce n’était pas un surnom que je voulais. Ma famille m’appelait Dico, mes copains de la rue, Edson. Je pensais que Pelé était un nom nul», confesse-t-il dans sa biographie.
Enfin, on martèlera encore longtemps son exploit toujours unique d’être le seul joueur à avoir remporté trois Coupes du monde. La première en 1958, à 17 ans et des poussières, record de précocité en cours, puis en 1962 et en 1970. Ramener le trophée au Brésil. Une promesse qu’il avait faite, sa petite main d’enfant de 9 ans sur le cœur, à Dondinho, effondré au soir de la défaite de la Seleção en finale face à l’Uruguay, au Maracanã de Rio, en 1950. «Je la gagnerai. Je te le promets», lui avait juré son fils, ému par sa tristesse.
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L’interview bouleversante
Oui, depuis ce funeste 29 décembre 2022, la légende de Pelé a été mille fois contée, ses records, inimaginables de nos jours, analysés, décortiqués. Comme inscrire 1281 buts en 1367 matchs, ou marquer à six reprises cinq buts dans le même match, 30 fois quatre buts, 92 fois trois buts ou encore signer huit réussites au cours de la même rencontre, contre Botafogo, en 1964. Tout a été dit au sujet du premier millionnaire du ballon, qui a rendu les Brésiliens fiers de leur pays, lequel était quasi inexistant sur la planète foot jusqu’à l’éclosion de leur génie. Tout a été dit, mais peu ont souligné combien Pelé était quelqu’un d’adorable, d’une gentillesse et d’une simplicité exemplaires. «Je n’ai jamais eu l’impression d’être meilleur ou plus important qu’un autre», dit-il dans le documentaire que Netflix lui a consacré il y a deux ans pile. Assis sur une chaise roulante, en larmes et tremblant d’émotion au moment de raconter les glorieux épisodes de sa carrière, il était sincère. Pour avoir eu la chance et l’honneur de le rencontrer à trois reprises, je peux modestement en témoigner.
La première rencontre eut lieu à Montreux, le 4 octobre 1986. Un jour gris et venteux mais forcément ensoleillé pour moi. Jeune stagiaire au Nouvelliste, j’y étais allé au culot. Sachant que le roi Pelé séjournerait sur la Riviera pendant le week-end, j’imaginais mal qu’eu égard à son statut il ne réside pas au Palace. Pari gagnant. Ou chance du débutant. Peu importe. Car à peine avais-je franchi la porte du prestigieux établissement que je vis surgir le roi d’un ascenseur. Tétanisé, je me risquai néanmoins à l’aborder. Pelé me tendit spontanément la main, me sourit et me pria aimablement de le rejoindre au stade de Chailly, rebaptisé Eugène Parlier depuis, où il allait assister à un match du FC local. Mais en chemin, cet accueil, aussi cordial qu’inattendu de la part d’un des monuments du sport mondial, m’interpella. N’était-ce pas une manière élégante de se débarrasser vite fait, bien fait d’un journaliste un peu trop insistant? Soupçon malveillant vite balayé, puisque, tout juste installé dans la tribune, non seulement Pelé me reconnut mais m’invita à le rejoindre d’un petit signe de la main. Il conditionna notre entretien à une chose, plutôt drôle par ailleurs: que je m’asseye devant lui, afin qu’il donne l’impression de ne rien rater de la rencontre.
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Ainsi, l’espace d’une mi-temps pleine et entière, l’homme parmi les plus courtisés et les plus adulés de la planète, 46 ans à l’époque, le Brésilien le plus célèbre de l’histoire de son pays, qui avait définitivement converti l’Amérique au ballon rond lors de son passage au Cosmos de New York (de 1975 à 1977), où il termina sa carrière, accorda une interview-fleuve à un journaliste stagiaire du Nouvelliste sans jamais montrer le moindre signe de lassitude ou de contrariété. Trente-six ans plus tard, à la lumière de cet impérissable souvenir, sa phrase lâchée au micro de Netflix prend toute sa dimension.
Je revis la «Perle noire» quelques années plus tard, à Zurich, à l’occasion d’une rencontre groupée, donc moins intime mais pas moins émouvante. Comme jamais deux sans trois, j’ai eu le bonheur de recroiser le chemin du roi en 2014, à Rio, pendant la Coupe du monde. Détendu, heureux d’accueillir «ses sujets» dans son jardin, Pelé se montra une fois encore égal à lui-même. Comprenez souriant, disponible et ouvert à tous les sujets, y compris les moins avantageux pour sa réputation. J’en profitai pour évoquer notre rencontre de Montreux et le remercier encore pour sa bienveillance et son aménité. Il me prit dans ses bras et me gratifia d’une accolade comme il en a tant fait au cours de son existence. La même qu’à Maradona, Cruyff, Beckenbauer, Messi ou Zidane…
Affaires de famille
On a reproché beaucoup de choses à Pelé. Certains se sont même permis de dresser une sorte de récapitulatif de ses manquements, alors qu’il venait de rendre son dernier soupir. En tête de liste figure celui de s’être montré trop conciliant à leur goût avec la junte militaire au pouvoir de 1964 à 1985. Puis s’entremêlent des affaires de famille. On l’accuse d’avoir négligé ses deux premières épouses et les cinq enfants nés de leur union. Kelly Cristina (55 ans), Jennifer (44 ans), «Edinho» (52 ans), condamné à des dizaines d’années de prison pour blanchiment d’argent et trafic de drogue, et les jumeaux Joshua et Celeste (26 ans), qu’il a eus avec la psychologue et chanteuse de gospel Assiria Lemos Seixas. Sans oublier deux autres enfants, nés de relations extraconjugales: Sandra Macedo, en 1964, décédée d’un cancer en 2006, que Pelé n’a jamais reconnue, et Flavia Kurts (52 ans), fille d’une journaliste brésilienne. Enfin ressurgit également l’action en justice restée vaine intentée en 2013 par les fils de feu Sandra qui accusaient la légende du FC Santos et de la Seleção de les avoir abandonnés intellectuellement, moralement et matériellement, lui réclamant une pension alimentaire mensuelle de 4600 euros chacun.
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Ainsi, on suggère sournoisement qu’au-delà des souvenirs mémorables qu’il a laissés à ses milliards de fans, cette vraie famille à laquelle il appartenait, Pelé aurait dissimulé derrière son sourire légendaire le rejet d’une partie de son clan. Ce n’est pas ce que montrent les dernières images familiales, ni le chagrin et la ferveur des 215 millions de Brésiliens pour leur idole éternelle…