Plus de 2 millions de personnes déplacées en manque de tout. Dans la bande de Gaza, désormais coupée en deux par l’armée israélienne, l’aide humanitaire parvient à la population civile au compte-gouttes. De retour du Caire, Fabrizio Carboni, directeur régional du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ne cache pas son inquiétude face à la déliquescence du contexte où les violations du droit humanitaire international s’accumulent dans les deux camps.
- Que pouvez-vous nous dire sur la situation humanitaire à Gaza? Le CICR est-il encore en mesure d’opérer dans l’enclave?
- Fabrizio Carboni: Ça dépend de la région. Au nord, là où l’armée israélienne est présente, nous n’avons, pour l’heure, plus d’accès. En revanche, nous sommes actifs au sud avec nos équipes, nous y avons renforcé notre présence – avec l’envoi d’une dizaine de collègues supplémentaires et nos moyens – avec acheminement de matériel médical, «body bags» et aussi un peu de nourriture pour les personnes déplacées. La situation sur place est extrêmement difficile, en raison de ces déplacements massifs au sein de ce petit territoire. Avant même qu’elle ne soit coupée, la bande de Gaza était l’un des endroits les plus densément habités dans le monde, avec 2,2 millions de personnes. L’aide humanitaire entre au compte-gouttes, un peu plus qu’au début du conflit, mais ce n’est clairement pas suffisant. Il manque de tout. De l’eau, de l’électricité, du fuel… La situation est désespérée et désespérante.
- «Atrocité», «situation indescriptible», «niveau intolérable de souffrances»... on a l’impression que les organisations internationales sont à court de mots pour décrire ce qui est en train de se passer à Gaza.
- Exactement. On ne sait plus quoi dire ou comment décrire la situation afin de provoquer une réaction de la communauté internationale. Il faut que quelque chose se passe. Avec, d’un côté, un respect plus strict du droit des conflits armés et, de l’autre, comprendre qu’il est irréaliste de maintenir 2,2 millions de personnes sous perfusion humanitaire. C’est juste impossible! Et puis, il y a la question de l’après. Que va-t-il se passer? En tant que CICR, on essaie d’éviter la question du «pourquoi» les gens utilisent la force. On se concentre sur la manière dont la violence et la force sont utilisées, quand celles-ci violent le droit international humanitaire (DIH).
- Depuis le début de la guerre, on vous voit dans les médias plaider sans relâche pour remettre au centre le DIH. Avez-vous l’impression d’être entendu?
- Sur certains aspects, oui, mais sur la situation générale, non. Les morts s’accumulent. Les otages israéliens ne sont toujours pas libérés. On ne voit pas d’amélioration sensible dans notre espace humanitaire. Les violations continuent, les gens continuent de mourir. Et malheureusement, je n’ai pas l’impression que ça va s’arrêter.
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- Médecins sans frontières a annoncé avoir rapatrié son personnel international, est-ce que le CICR va faire de même?
- On a fait sortir six personnes de Gaza et on en a fait entrer dix ou onze, en plus de la centaine de collègues palestiniens déjà sur place. Notre staff doit respirer afin de tenir le coup. Si le monde semble se réveiller sur la situation à Gaza, ça fait seize ans que les Gazaouis vivent dans un territoire confiné où quatre, cinq cycles de violence ont déjà eu lieu.
- Que vous dit le personnel sur le terrain?
- Ils sont sous le choc. Ils ne sont pas seulement des acteurs de l’humanitaire mais aussi des victimes du conflit. Ils vivent dans les mêmes conditions que les personnes déplacées dans un contexte d’une extrême violence. Ils ont peur pour leur famille, certains ont perdu des proches. Il est vraiment très dur de rendre compte d’une situation de violence dans un endroit confiné. On n’est pas dans un contexte «classique» où il est possible de partir se réfugier dans un autre pays. Il n’y a pas de moyen de fuir, c’est ça qui est terrible.
- Des experts indépendants mandatés par l’ONU ont estimé jeudi dernier que le peuple palestinien «court un grave risque de génocide». Quelle est la position du CICR?
- On ne se prononce pas sur ce genre de déclaration publique. C’est évidemment quelque chose qu’on entend et qu’on suit avec attention. Pour l’instant, nous restons focalisés sur notre action sur le terrain, sur notre engagement bilatéral et confidentiel avec toutes les parties au conflit et les Etats qui ont la capacité d’influencer ces parties. On a parfois le sentiment que la communication remplace l’action. Or il y a un temps pour parler. Mais un revers de la médaille: lorsqu’on ne s’exprime pas publiquement, certains ont le sentiment qu’on ne fait rien alors que c’est tout l’inverse.
- Et puis, dans ce conflit ultrapolitisé et extrêmement sensible, il convient de prendre ses précautions avant de parler.
- C’est notre politique de confidentialité et ce, dans le cas de tous les conflits armés. Au Soudan ou en Afghanistan, par exemple. Si le CICR veut avoir une chance d’opérer dans ces contextes polarisés et émotionnels, d’obtenir la confiance de toutes les parties, il faut être économe avec notre parole. Eviter de se faire entraîner dans des débats politiques qui, au bout du compte, ne font probablement pas avancer la cause humanitaire et nous placent dans des positions qui ne nous permettent plus de travailler.
- En frappant le camp de réfugiés de Jabaliya, Israël a-t-il bafoué le DIH?
- La facilité serait de parler. Or, souvent, on ne le fait pas pour les personnes qu’on veut aider mais pour se sentir mieux après. On est dans un écosystème où certaines organisations doivent prendre la parole publiquement et d’autres doivent rester discrètes. Cela ne signifie pas que le CICR reste muet. En regard de nos standards habituels, nous nous sommes exprimés publiquement de manière assez décidée et forte.
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- Un homme dont la parole a fait grand bruit est le ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis. Le 2 novembre, il assurait ne pas appeler à un cessez-le-feu en vertu du droit d’Israël de se défendre. Priorise-t-il ce dernier au détriment du DIH?
- L’utilisation de la force n’exclut pas le respect du droit des conflits armés. Cela relève d’une décision politique et je laisse à Ignazio Cassis la responsabilité de sa parole. Il ne m’appartient pas, en tant qu’humanitaire, de commenter les paroles d’un politique sur les raisons pour lesquelles la force est utilisée. En revanche, le CICR rappelle que, quand la force est utilisée, elle doit l’être dans le cadre du droit des conflits armés. Nous attendons de toutes les autorités politiques qu’elles insistent aussi sur cet aspect-là.
- Est-ce que le CICR maintient un contact avec le Hamas pour la libération des 240 otages israéliens retenus à Gaza?
- Oui, évidemment. Le CICR ne négocie pas la libération d’otages. Nous agissons en tant qu’intermédiaire neutre. Ce n’est qu’une fois que les parties se sont mises d’accord que nous intervenons pour permettre la libération des otages.
- Lors de sa dernière visite en Israël, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a réclamé la mise en place de «pauses humanitaires» au Moyen-Orient. Est-ce suffisant?
- Tout ce qui permet d’élargir l’espace humanitaire, de donner une respiration aux populations civiles et d’atténuer l’impact de cette violence inouïe est bienvenu. Maintenant, ce que nous appelons vraiment de nos vœux, c’est une sortie de ce cycle de violence effrayant. Effrayant pour les Gazaouis, pour les personnes prises en otages, pour la région, pour le rôle du droit des conflits armés et pour les valeurs morales qui sous-tendent tout ça. On assiste à une véritable déliquescence du contexte.
- Craignez-vous un embrasement régional?
- Tout est possible. Ce serait un scénario catastrophe, qu’on ne peut pas totalement écarter. Mais essayons d’être optimiste, on espère que la raison va prévaloir.
- La coexistence de ces deux populations sur un seul et même territoire, vous y croyez encore?
- A moins d’en faire disparaître une, oui, j’y crois. A un moment, ils vont devoir coexister. Dans quels cadre, format, organisation institutionnelle, je n’en sais rien. Si ce n’est pas dans un an, dans dix ans, dans vingt ans, dans cent ans, à un moment, cela aura lieu. Il faut que ce soit le plus vite possible, dans l’intérêt de toutes les populations qui vivent dans la région et qui n’en peuvent plus.