Rares sont les parfums qui sont à l’origine d’une famille olfactive. Rares sont ceux dont la durée de vie atteint trente ans. Et encore plus rares sont ceux qui continuent à caracoler en haut des palmarès. Et si l’on allie ces trois caractéristiques, il n’en existe qu’un seul: Angel, de Thierry Mugler.
Trente ans après son lancement, en novembre 1992, ce parfum est dans le top 10 en Europe, dans le top 16 en Suisse et fait partie des cinq parfums les plus vendus en France, selon le groupe L’Oréal, qui l’a racheté il y a deux ans à Clarins et qui estime qu’il se vend un flacon toutes les dix secondes dans le monde. Mais quel est le mystère qui se cache derrière son succès?
Lorsque Angel est apparu, le paysage olfactif était tout sauf chatoyant: une grande partie du monde était en récession et les parfums étaient sages et disciplinés. C’est tout ce dont le marché avait besoin. Angel est arrivé comme un «opni», un objet parfumé non identifié.
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Thierry Mugler, qui est décédé le 23 janvier 2022, a toujours pris le monde à revers. Lorsqu’il a créé sa griffe en 1974, après avoir travaillé pour d’autres marques, l’heure était à la mollesse, à la fluidité, à l’avachissement. Il a pris tout cela en main, a ramené les tissus tout près du corps, a donné de l’ampleur aux épaules et a serré les tailles afin que les femmes se redressent. Il a anticipé une femme de pouvoir, celle qu’on a vue débarquer dans les années 1980, et a essuyé quelques critiques à une époque peu disposée à la contrainte. Mais les louanges n’ont pas tardé à arriver envers celui qui a inventé le défilé spectacle et qui, pour les 10 ans de la maison, a présenté sa collection au Zénith: 6000 places, toutes vendues.
Cet ancien danseur de l’Opéra national du Rhin ne pouvait pas créer un parfum qui soit dans la veine de tout ce qui se faisait à l’époque. Lors d’une interview qu’il nous avait donnée en 2008, Thierry Mugler s’était exprimé sur Angel: «J’ai recherché une émotion qui pourrait être commune aux gens. Ça s’est manifesté par le côté gourmand. Je cherchais à évoquer un lien de tendresse. J’aimais bien l’idée de dévorer la personne que l’on aime. Le côté animal. L’envie de la croquer.»
Quant au nom, là aussi, c’était un choix inattendu: à une époque où l’on trouvait encore de l’Opium (Yves Saint Laurent, 1977) et du Poison (Dior, 1985) dans les parfumeries, le couturier proposait un ange aux couleurs célestes. «On attendait de moi quelque chose de plus statuaire, des déesses plus métalliques et j’arrivais avec quelque chose de tendre», confiait-il. Le flacon en étoile, c’est un symbole qui lui était cher et qu’il portait à même la chair puisqu’il s’en était fait tatouer plusieurs sur le corps. «Je fuguais quand j’étais môme. Je rêvais la nuit entière sur le banc du square, à peler de froid, à regarder les étoiles, jusqu’à ce que les flics me rattrapent […] J’étais très malheureux, mais j’ai toujours su qu’il y avait une étoile. Je pense que tout le monde est né sous une bonne étoile. Il faut savoir la reconnaître, reconnaître sa chance et la saisir. De toute façon, dès que vous êtes sur terre, c’est une chance. Alors…»
Le côté gourmand de ce parfum, c’est au maître parfumeur Olivier Cresp qu’on le doit. «Un après-midi, Thierry Mugler est venu dans mon bureau, explique-t-il. Il est resté trois ou quatre heures. Il m’a parlé de lui, de sa vie, de ses parents, de ses voyages, des fêtes foraines qu’il aimait tant. Il m’a confié qu’il était gourmand et que lorsqu’il était gamin, il buvait des chocolats chauds que sa grand-mère lui préparait, dans lesquels il trempait des gâteaux aux raisins. Quand il est parti, je me suis dit que j’allais essayer de traduire ce qu’il aimait et créer un accord qui soit sa madeleine de Proust autour du chocolat de son enfance.»
Olivier Cresp s’est formé aux Etats-Unis, chez Biddle Sawyer, où il avait fait un stage dans les arômes alimentaires. Il en était revenu avec des accords à base de caramel, de miel, de chocolat. «Quand on m’a proposé de travailler sur le projet Angel, j’avais déjà créé un patchouli vanillé que j’avais baptisé «Patchou». Je me suis dit que j’avais envie de faire un patchouli gourmand. J’ai donc ressorti mes cahiers d’arômes alimentaires et j’ai repris mes petites recettes pour voir si ces facettes fonctionnaient sur mon patchouli vanillé. J’ai ajouté des notes gourmandes, du maltol (un additif alimentaire à l’odeur de sucre cuit, ndlr), du cacao, des notes miellées.» Jusqu’alors, personne n’avait osé mêler dans la formule d’un parfum des notes utilisées dans le domaine des arômes.
Olivier Cresp a fait 620 essais avant de tomber sur la bonne formule. Avec son nom Angel, son flacon en étoile et son jus bleu, on pouvait s’attendre à une fragrance céleste et désincarnée. Or ce parfum était exactement le contraire: il était chaud, torride, sucré, sensuel et prenait une place folle avec son sillage si prégnant. Et c’est ainsi que, involontairement, Olivier Cresp est devenu le père d’une famille de parfums: les gourmands. «Je ne connais pas d’autre parfumeur vivant qui puisse revendiquer ce genre de paternité, dit-il. Ce qui est intéressant, c’est d’avoir ouvert une neuvième famille de parfums. Prenez l’exemple du No 5 de Chanel. Il est à l’origine des notes florales aldéhydées. Après lui, tout le monde s’est engouffré dans cette brèche. Avec Angel, ce fut la même chose. Mais on ne peut pas reproduire ce phénomène à chaque fois.»
Plus de 1000 parfums sont lancés par an. Très peu passent la rampe des deux ans. Mais avant de durer, le jus doit «entrer en résonance avec son époque», relève Bruno Hervé, parfumeur, osmothécaire* et professeur à l’Isipca (l'Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire) à Versailles. Angel est arrivé au bon moment. «Il est sorti quand j’ai commencé la parfumerie et c’est le premier choc olfactif que j’ai eu. Je me suis dit alors que cette profession que je voulais faire, c’était un art. A l’époque, j’avais des demandes de couturiers qui voulaient des parfums fleuris aldéhydés, comme le No 5 de Chanel, parce que c’était un passage obligé. Angel, qui sortait des sentiers battus, était une surprise. On sentait qu’il se passait quelque chose, même si on n’aurait jamais parié sur un tel succès! Que l’on crée encore aujourd’hui des parfums gourmands avec du patchouli et du maltol, jusqu’à la caricature, c’était impossible à prévoir. Olivier Cresp est arrivé avec une matière première qui n’était pas du tout utilisée en parfumerie. C’était audacieux. »
Mais comment expliquer l’engouement pour les parfums gourmands? Pour commencer, il s’agit d’une attirance génétique: le sucre génère de l’énergie et l’organisme en a donc besoin. D’où cette attirance. Ensuite, il s’agit d’un phénomène culturel: dans nos contrées, le sucre est non seulement une gourmandise, mais aussi une récompense. Un enfant tombe, se fait mal et pleure? On lui donne un bonbon pour apaiser ses larmes. Les parfums gourmands, comme Angel, sont des odeurs qui rassurent et réconfortent. Quand on met du sucre dans un parfum, ça rend tout de suite les choses plus douces, comme le chantait Mary Poppins: «C’est le morceau de sucre qui aide la médecine à couler…»
Un parfum qui possède une longue durée de vie est un véritable trésor de guerre pour une maison: selon le cabinet d’analyse Zion Market Research, le marché mondial des cosmétiques, parfums compris, devrait peser 863 milliards de dollars d’ici à 2024, avec un taux de croissance dépassant les 6%. Créer un parfum demande du temps, des investissements et, quand une entreprise a la chance de posséder dans son portefeuille une valeur qui perdure, elle doit tout faire pour la maintenir en tête des ventes.
Angel évoquait à Thierry Mugler des souvenirs très doux qui lui rappelaient son enfance, un monde protégé. Avec ses notes chocolatées qui remontent le moral. Depuis vingt ans, ce parfum est le doudou invisible des femmes qui s’y adonnent.
* Osmothécaire: le garant de la bonne gestion de la collection de l’Osmothèque de Versailles, le premier conservatoire de parfums.