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Innovation

«Le nucléaire du futur devra être sûr»

Sortir du nucléaire était une décision compréhensible. Mais l’énergie atomique est en train de se réinventer. Jean-Christophe de Mestral, un dirigeant de la start-up genevoise Transmutex, présente les enjeux et les espoirs portés par ces nouvelles options technologiques.

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Le physicien Jean-Christophe de Mestral

Jean-Christophe de Mestral avait publié «L’atome vert» (Ed. Favre) en 2011. Ce physicien, ancien municipal d’Aubonne, qui a fait carrière dans la banque, est aujourd’hui membre du conseil d’administration de Transmutex et responsable financier de la start-up.

Magali Girardin

Dans ces locaux proches de l’aéroport de Cointrin, une trentaine de techniciennes et techniciens œuvrent en silence devant de grands écrans. Certains dessinent des pièces en trois dimensions, d’autres alignent des lignes de code informatique. Toutes et tous imaginent un futur réacteur nucléaire, plus précisément le prototype d’une technologie ambitieuse, sûre, propre et multitâche. Les travaux devraient débuter dans deux ans, mais pas en Suisse malheureusement, même si cela aurait été le scénario idéal pour les dirigeants de Transmutex, cette start-up genevoise qui réinvente l’énergie nucléaire.

- Il y a treize ans, vous étiez conseiller municipal d’Aubonne (VD) et aviez publié, en franc-tireur, un livre intitulé «L’atome vert», qui défendait l’idée d’une énergie nucléaire au thorium. Et vous voici aujourd’hui dans le conseil d’administration de Transmutex, une ambitieuse start-up qui développe un réacteur au thorium piloté par un accélérateur de particules. Expliquez-nous votre trajectoire de ces treize dernières années.
- Jean-Christophe de Mestral: En fait, tout est parti d’un article que j’avais écrit pour «Le Temps», quinze jours seulement après la catastrophe de Fukushima, et dans lequel j’avais rappelé que la filière du thorium permettrait de développer une énergie nucléaire beaucoup plus sûre que celle de l’uranium. L’éditeur Pierre-Marcel Favre avait lu ce billet et m’avait proposé d’écrire un livre. Et un groupe de scientifiques du CERN m’avaient contacté pour me faire part de leur étonnement face à l’intérêt d’un simple citoyen comme moi pour ces technologies nucléaires alternatives. J'ai donc fait leur connaissance et j'ai rejoint leur groupe de façon informelle. Ces chercheurs et ingénieurs étaient en fait les héritiers du travail de Carlo Rubbia, ancien directeur général du CERN et Prix Nobel de physique, qui avait développé l’idée d’un réacteur nucléaire piloté par un accélérateur de particules, un concept qu’on appelle d’ailleurs parfois le Rubbiatron. Puis Franklin Servan-Schreiber a rejoint ce groupe et il était la bonne personne pour passer aux choses concrètes en lançant le projet Transmutex en 2019, projet dans lequel je suis désormais impliqué notamment comme directeur financier.

- Et aujourd’hui, où en est Transmutex après cinq ans d’existence?
- C’est un projet d’une grande complexité et pourtant il est en bonne voie. Dans deux ans, nous commencerons les tests sur des éléments concrets de la machine et du combustible thorium. Quant au premier réacteur industriel, nous estimons qu’il sera en service dans douze ans. Ce n’était donc pas gagné, car c’est un projet à long terme avec un retour sur investissement impossible sur quatre ou cinq ans comme pour la plupart des start-up. Tout a commencé avec un employé, Donovan Maire, qui est aujourd’hui notre chef technologie. Et au fil des ans, ce projet, qui repose principalement sur les compétences humaines et sur un corpus d’expériences réalisées par plusieurs instituts (CERN, Argonne National Laboratory, Institut Paul Scherrer) depuis de nombreuses années, s’est étoffé. Nous sommes aujourd’hui une quarantaine à travailler de manière intense et à créer des collaborations avec des institutions suisses et étrangères.

Le physicien Jean-Christophe de Mestral en discussion avec Donovan Maire, docteur en physique nucléaire

Jean-Christophe de Mestral en discussion avec Donovan Maire, docteur en physique nucléaire, qui fut le premier ingénieur engagé par les fondateurs de Transmutex. Ce Franco-Suisse d’origine jurassienne dirige aujourd’hui le projet sur le plan technologique.

Magali Girardin

- Votre projet est novateur à plusieurs titres: le thorium au lieu de l’uranium, et puis le couplage du réacteur avec un accélérateur de particules… Cela ne facilite sans doute pas le travail de vos ingénieurs.
- En réalité, Transmutex, c’est plusieurs projets sous un seul toit. Le réacteur refroidi au plomb fondu au lieu de l’eau, le thorium au lieu de l’uranium et bien sûr l’accélérateur. Et pourtant, ce n’est pas de l’innovation au sens strict du terme, et heureusement d’ailleurs, sinon nous ne pourrions pas progresser aussi vite. Notre accélérateur de protons sera en fait une version très proche du cyclotron de l’Institut Paul Scherrer (PSI), qui fonctionne depuis cinquante ans. Nous devons augmenter un peu la puissance. Le réacteur refroidi au plomb en fusion, c’est une technologie déjà éprouvée également. Quant à l’interface entre le réacteur et l’accélérateur, qui s’appelle la fenêtre de spallation, c’est une technologie développée et largement testée par le PSI.

- Un des buts de cette mise en commun de technologies consiste à rendre impossible toute réaction en chaîne soudain hors de contrôle et qui a provoqué la fusion du réacteur, comme cela s’est produit à Tchernobyl et à Fukushima. Vous pouvez garantir cet énorme atout à 100%?
- Absolument. Le réacteur de notre technologie n’est pas capable, par sa conception, de déclencher de manière autonome une réaction en chaîne. Il faudra le faisceau de protons de l’accélérateur qui, via la fenêtre de spallation, bombarde de neutrons le combustible du réacteur. Si on stoppe l’accélérateur, ou en cas de panne d’électricité comme à Fukushima, la fission s’arrête en deux millisecondes. Ou encore en cas de tremblement de terre, le faisceau de protons sera dévié et tout s’arrêtera aussi dans le réacteur. L’accident majeur est dans ce cas physiquement exclu.

- Et le traitement des déchets radioactifs hérités du nucléaire classique pour diminuer drastiquement leur radioactivité et leur durée de vie, vous confirmez que votre réacteur en sera capable?
- Oui, notre concept prévoit de manière générale une maîtrise du combustible nucléaire sur le site même, afin de rendre plus difficile une dissémination de matériaux problématiques. En fait, notre centrale nucléaire sera aussi une usine de retraitement. L’idée générale est de mélanger par exemple le plutonium produit par les actuels réacteurs avec le thorium. Et notre approche basée sur les neutrons rapides permettra de casser ces énormes atomes pour les transformer en des produits de fission bien moins radioactifs et d’une durée de vie bien plus courte. On pourra alors imaginer des enfouissements de trois cents ans seulement pour les déchets, qui restent quand même problématiques, au lieu de plusieurs centaines de milliers d’années. C’est un changement d’échelle temporelle majeur. Et puis notre concept aura encore la faculté d’utiliser le faisceau de protons pour produire des radio-isotopes médicaux.

- Vous comptez sur cette diversité de services pour permettre à ce type de centrales plus sophistiquées et donc plus chères d’être rentables malgré tout?
- C’est en effet une carte à jouer sur le plan de la rentabilité.

- Mais en ce qui concerne la production d’électricité, qui demeure la principale justification du nucléaire dans un monde qui doit à la fois s’électrifier et sortir des énergies fossiles, que promet le concept Transmutex en termes de puissance?
- Nous projetons de construire des réacteurs capables de produire 200 MW de puissance électrique instantanée, c’est-à-dire 20% de la centrale de Gösgen par exemple.

- Le Conseil fédéral évoque un retour à l’énergie nucléaire et l’opinion publique semble le suivre. Et vous, faites-vous du lobbying pour accélérer cette réconciliation avec l’atome?
- Nous ne sommes pas vraiment dans une démarche de lobbying. Nous soignons en revanche la communication. Comme la loi suisse est très restrictive, nous sommes donc en négociation avec un autre pays pour construire le prototype. Ce qui est sûr, c’est que nous avons d’excellentes et très intenses relations avec l’administration fédérale, notamment pour ce qui concerne les problématiques de contrôle d’exportation. Ces gens sont compétents, précis, bienveillants et très intéressés par notre projet.

- Ce nouveau nucléaire suscite-t-il moins de rejet auprès des mouvements écologistes, notamment parce que l’atome demeure l’énergie la plus décarbonée de toutes?
- Oui, nous avons des contacts très positifs avec des politiciens écologistes. Les choses sont en train de changer. Il était compréhensible de vouloir sortir du nucléaire, mais il devient envisageable d’y revenir sous réserve de nouvelles technologies sécurisées et offrant des services d’une grande utilité.

Ce réacteur suisse qui pourrait rendre l’atome sympa

Le réacteur suisse de Transmutex

Le réacteur suisse de Transmutex

Transmutex

L’énergie nucléaire s’invente un avenir dans des centaines de laboratoires et de start-up à travers le monde. Ces projets visent à augmenter la sécurité et la durabilité de cette énergie. Il s’agit aussi de sortir de l’impasse des déchets nucléaires qui s’accumulent. Ces futurs réacteurs, qu’ils soient dits «à haute température», «à neutrons rapides» ou encore «à sels fondus», ont leurs avantages et leurs défauts propres. Mais l’option la plus sophistiquée (image ci-dessus), c’est celle de la start-up genevoise Transmutex: un réacteur nucléaire piloté par un accélérateur de particules, Accelerator Driven System en anglais, ou encore réacteur hybride. Cette technologie revendique quatre avantages:

1. Sécurité maximale
Ce réacteur hybride ne risque absolument pas, comme ce fut le cas à Tchernobyl en 1986, à Fukushima en 2011 ou encore à Lucens (VD) en 1969, de se retrouver hors de contrôle, de provoquer des explosions et de contaminer son environnement. Le réacteur est en effet «sous-critique», c’est-à-dire que son combustible nucléaire ne peut jamais, même en cas d’accident ou de panne majeurs au cœur du réacteur, engendrer une réaction en chaîne. C’est l’accélérateur de particules qui, par le biais de protons projetés sur une cible métallique au cœur du réacteur, génère les neutrons nécessaires à la fission des atomes du combustible, fission qui produit la chaleur. Il suffit d’arrêter l’accélérateur pour faire cesser instantanément la fission.

2. Le thorium, combustible prometteur
A la place de l’uranium, Transmutex a jeté son dévolu sur le thorium pour alimenter ses futurs réacteurs. Ce métal a l’avantage d’être plus abondant dans la nature que l’uranium, le combustible nucléaire le plus utilisé jusqu’à maintenant. Il génère aussi moins de déchets nucléaires à longue durée de vie et pas de plutonium utilisé à la fabrication d’armes atomiques.

3. Traitement des déchets
L’énergie nucléaire des trois générations précédentes n’a pas résolu le problème des déchets très radioactifs et à très longue durée de vie. Ces déchets s’accumulent et la solution de l’enfouissement dans des couches géologiques profondes est considérée comme inacceptable par une grande partie de la communauté scientifique. Le réacteur hybride au thorium de Transmutex permettrait de transformer ces déchets pour les rendre beaucoup moins «sales» et à durée de stockage divisée par 1000.

4. Une «pharmacie nucléaire»
La capacité de ce réacteur hybride à transformer, ou plutôt à transmuter, des éléments en fera aussi une vraie usine à isotopes radioactifs pour la médecine notamment (chimiothérapie et technologies de diagnostic).

Par Philippe Clot publié le 22 décembre 2024 - 08:47