Avril 2021. Quelques spectateurs anglais manquent d’avaler leur earl grey de travers devant l’apparition de Tony Blair à la télévision. Ce n’est pas tant l’opinion de l’ex-premier ministre sur l’indépendance de l’Ecosse que sa curieuse «nouvelle» coiffure qui suscite une vive émotion et un flot de commentaires sur les réseaux sociaux. Pas de doute possible: l’ancienne figure politique arbore un authentique mulet, coupe mythique des années disco.
Le mulet du Britannique est loin d’être un cas isolé ou une conséquence d’un laisser-aller dû au confinement, au télétravail et à l’absence de vie sociale. Cette coupe s’affiche désormais comme la nouvelle tendance capillaire chez les célébrités, parmi lesquelles les chanteuses Rihanna, Miley Cyrus ou Demi Lovato, en passant par Billie Eilish. On la voit réinterprétée de mille manières dans les défilés automne-hiver 2021: multicolore chez Dolce & Gabbana, rose ou gaufrée chez Raf Simons ou encore noire et gominée chez Sportmax. Assurément de quoi faire défaillir tout coiffeur qui se respecte.
«C’est la grosse tendance actuelle! confirme Paco, coiffeur au salon genevois Le 23ème Lieu. Ça reste toutefois anecdotique, car Genève n’est pas Berlin, Londres ou Paris. Elle reste une ville plutôt plan-plan et classique en matière de style capillaire et vestimentaire. Mais quelques audacieux ont osé!» Qui sont-ils, justement, ces intrépides? D’anciens footballeurs valaisans nostalgiques? «Pas du tout! Ce sont des jeunes entre 18 et 25 ans, branchés, avec du style et beaucoup de personnalité. Des designers, des communicants, des artistes, des tatoueurs… Il faut pouvoir le porter et l’assumer dans sa vie sociale.»
Des podiums à la rue. Pierric, Lausannois de 19 ans, a franchi le cap du mulet progressivement. «Récemment, j’ai laissé pousser mes cheveux vers l’arrière et j’ai découvert qu’ils étaient bouclés. Puis ma copine m’a rasé au niveau des tempes et le résultat m’a plu!» raconte l’étudiant. «J’ai toujours bien aimé cette coupe. Je l’ai vue pour la première fois sur l’entrepreneur valaisan Bernard Rappaz, que j’ai trouvé très drôle», précise-t-il. Parmi ses inspirations capillaires, il cite également Daniel Balavoine, Jean-Claude Van Damme ou encore Andre Agassi. Des icônes assez vintage: «Ce style des années 1970-1980, ça me plaît. Le mulet a perduré jusque dans les années 1990 et c’est une période qui me fascine. Le style vestimentaire était splendide! Je n’aime pas le concept de mode, mais j’adore m’habiller. Je déniche la plupart de mes vêtements dans des friperies.»
Outre son amour du vintage, le mulet reflète bien la personnalité et le sens de l’autodérision du jeune homme: «On m’a toujours dit que j’avais un style extravagant. Aujourd’hui par exemple, je porte une chemise à motifs poissons et un collier assorti. Je pense que le mulet colle bien à ce style. Ce n’est pas tellement une manière de me démarquer qu’une grosse blague. Le mulet, c’est une vocation!» conclut Pierric en éclatant de rire.
«Il y a un côté laid dans le mulet, assume le Lausannois. Mais au fond… si ce n’est pas beau, c’est seulement parce qu’on l’a décrété, non?» Il est vrai que, à l’instar d’autres tendances, comme les Crocs, les pantacourts ou les cravates à chats, le mulet questionne les normes de la beauté. «Le goût est une affaire de contexte, confirme Elizabeth Fischer, professeure à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD) de Genève et historienne de la mode. Avec le temps long, on reprend goût pour certaines choses que l’on a pu juger laides ou démodées. La coupe mulet, c’est comme le retour des pantalons plus larges, de certaines couleurs criardes ou du velours dans l’habillement et l’ameublement… On leur réinjecte une nouvelle histoire, de la beauté.» Puiser dans le «moche» permet au milieu de la mode très pointu de se démarquer: «La mode de niche va chercher dans ce qui n’est pas encore entré dans le grand public, ou dans ce qui a été délaissé, des références moins mainstream et plus décalées.»
Le mulet séduit aussi pour son ouverture, des femmes aux hommes en passant par les non-binaires: «Aujourd’hui, nous avons une conception des genres plus fluide. Ces coupes moins viriles et masculines plaisent dans ce contexte de revisite des codes de la masculinité, déjà explorée par d’autres artistes, comme David Bowie, Patrick Juvet, devenus des références», détaille Elizabeth Fischer.
Un coup de vieux… ou plutôt de jeunes. Refusant de se plier aux diktats de la mode, les jeunes aiment bricoler et se réapproprier des esthétiques passées, en y ajoutant des références personnelles. Preuve de ce goût de la customisation, ils n’effectuent cette coupe pas tant chez le coiffeur que chez eux à la maison: par exemple, le «one-minute mullet» a connu un succès retentissant auprès de millions d’internautes. Ce challenge lancé sur le réseau social TikTok incitait les utilisateurs et utilisatrices à se couper les cheveux eux-mêmes. Rien de plus simple: se faire une queue de cheval au sommet de la tête, déterminer l’endroit où l’on veut couper et procéder au coup de ciseaux fatal.
Le mulet ne se contente pas de jouer avec les limites entre genre féminin et genre masculin. Il brouille aussi les frontières sociales, en se retrouvant aussi bien chez les gens fashion qu’au sein de la classe ouvrière et dans les stades de football. «Les gens pour qui la mode ne revêt aucune importance aiment aussi porter des choses avec lesquelles ils se sentent bien. Le mulet représente une sorte de réconfort, un signe de ralliement presque aussi fort que les fêtes villageoises dans les campagnes. Cette coupe a accompagné certains groupes sociaux sans hiatus sur plusieurs générations: les motards, par exemple, n’ont quasiment pas changé d’esthétique!» explique Elizabeth Fischer. Le mulet, aujourd’hui récupéré de manière ironique, revendique avec fierté le stigmate social dont il est porteur.
Faut-il donc s’attendre à voir fleurir d’innombrables mulets ces prochains temps? Pas impossible! Le semi-confinement a autorisé certains télétravailleurs à laisser pousser leur tignasse plus que d’ordinaire… Et selon Elizabeth Fischer, il ne s’agit pas là d’un signe de laisser-aller: «Le confinement n’a pas été l’occasion d’un retour du «moche et pratique». On a un peu trop généralisé cette interprétation. Au contraire, une partie des gens ne s’est pas laissé aller. On a continué à se lever, à s’habiller ou à se coiffer. Cette période a plutôt été une occasion d’expérimenter, notamment au niveau de la coiffure.» L’historienne de la mode relativise la prétendue laideur du mulet: «Je trouve qu’on doit nuancer, contextualiser. Rien n’est moche, tout a un intérêt!» Pas de doute, cette attachante coupe valaisanne, on finira par l’apprécier.