Pour le président américain, Joe Biden, il est «l’homme le plus dangereux du monde» et un «cancer de la démocratie» aux yeux de l’ex-premier ministre australien Kevin Rudd. «Aucun poisson pourri respectable ne pourrait souhaiter être enveloppé dans un journal de Murdoch», a également écrit l’éditorialiste du «Chicago Sun-Times» Mike Royko après en avoir claqué la porte durant le rachat de son quotidien par le milliardaire, dans les années 1980.
Pirate, Hannibal le Cannibale, Antéchrist… A 91 ans, dont sept décennies à étendre son pouvoir d’influence, le magnat des médias Rupert Murdoch a cumulé les surnoms épouvantables. Sûrement un fait de gloire pour celui qui hait tant «les élites» et rejette les honneurs, pour ne dépendre que de lui-même. A son âge respectable, il demeure le plus gros employeur de journalistes dans les pays anglophones. Murdoch a commencé à créer son empire en achetant son premier journal en Australie, à 24 ans, et cet empereur de l’influence détient désormais un immense portefeuille médiatique, du tabloïd britannique «The Sun» au prestigieux quotidien américain «The Wall Street Journal», sans oublier Fox News, la chaîne de télé préférée de Donald Trump, des maisons d’édition et 66% de la presse australienne.
En avril 2022, Murdoch, grand partisan du Brexit, a également lancé Talk TV, une chaîne anglaise destinée à concurrencer la BBC. «C’est sur cette chaîne, explique David Colon, que le premier débat entre les deux prétendants à la succession de Boris Johnson s’est déroulé. Et l’idée derrière Talk TV, c’est d’exercer une influence sur la vie politique britannique en conquérant le Parti conservateur par les extrêmes. D’ailleurs, sans Murdoch, Boris Johnson ne serait sans doute jamais entré au 10 Downing Street. Raison pour laquelle, aussitôt premier ministre, il l’avait reçu», analyse cet historien de la propagande qui consacre à l’inquiétant magnat son dernier ouvrage, «Rupert Murdoch, l’empereur des médias qui manipule le monde» (Ed. Tallandier). Un portrait haletant qui se lit comme une sanglante pièce shakespearienne sur la conquête du pouvoir, sauf qu’ici tout est vrai. Et souvent sidérant.
«C’est un personnage extraordinairement intéressant en ce qu’il reflète, à travers sa personne, les mutations de l’économie mondiale, poursuit David Colon. Rupert Murdoch est de sa propre définition un agent du changement, à la fois le produit et l’acteur de la globalisation et de la déréglementation des économies, mais aussi de la concentration de la presse et des liens très étroits entre celle-ci et le monde politique dans certains pays anglo-saxons.» Richissime (sa fortune est estimée à 18,1 milliards de dollars), mais toujours en chemise Walmart à moins de 40 francs, Murdoch continue de vouloir peser sur le cours de l’histoire, participant plus que quiconque à la polarisation des débats et cherchant à influencer les élections, et même la politique étrangère. Sa grande phrase? «Publier ne sert pas à faire de l’argent, mais à réaliser des choses et à améliorer la société́.» Et beaucoup des grands de ce monde, avec lesquels il prend toujours soin d’arriver en retard pour montrer qui est le patron, lui mangent dans la main. «Jamais personne n’a élu Rupert Murdoch, et pourtant il a été à plusieurs reprises en capacité d’imposer des décisions qui allaient à l’encontre de la volonté de leur dirigeant, et de l’opinion publique, en dehors de toute visibilité et de tout contrôle. C’est en cela que l’on peut entendre cancer des démocraties. Il représente un pouvoir qui s’exerce dans l’ombre», ajoute David Colon.
Parmi ses prises de guerre, Margaret Thatcher, Richard Nixon ou encore Tony Blair, qui, en 1999, s’assurait ainsi qu’il soit installé à côté du président chinois Jiang Zemin lors d’un dîner d’Etat parce que le milliardaire voulait alors étendre ses activités en Chine. Sous l’ère Trump, «sa créature», selon David Colon, il a également bénéficié d’un «accès inédit à la Maison-Blanche, en mesure de peser très concrètement sur un certain nombre de ses décisions». Aujourd’hui, ce «faiseur de roi» déplace encore ses pions au sein du Parti républicain. «A mesure que son pouvoir et sa richesse ont augmenté, il a connu une forme de désinhibition en matière politique, et ses traits les plus fondamentaux d’hostilité absolue à l’égard de toute régulation, de conservatisme social très prononcé, presque de rigorisme en matière religieuse, trouve à s’exprimer de plus en plus ouvertement», constate David Colon.
Au départ, Rupert hérite des ambitions paternelles à 21 ans, quand son géniteur, Keith Murdoch, lui-même homme de presse australien, décède. Non sans lui avoir appris les rudiments de l’influence médiatico-politique. Dans son testament, Keith Murdoch écrit qu’il souhaite que son enfant «ait la grande opportunité́ de passer une vie altruiste, utile et accomplie dans les activités de presse et de radiodiffusion». Rupert Murdoch préfère faire ses armes dans la presse tabloïd britannique, où il rajoute du sport, du sexe et invente même le concept de people en médiatisant le tout-venant. Il érige surtout le sensationnalisme au rang d’art, avec des titres racoleurs tels que: «L’épouse modèle du naturiste qui travaille à l’aide sociale est tombée amoureuse de l’hypnotiseur chinois de la coopérative de bacon», «Comment tenir les ovnis éloignés de votre jardin», «Des abeilles tueuses se dirigent vers le nord»… Tous les coups bas sont permis pour acheter toujours plus de journaux, avec «l’appétit d’un boa constricteur», et nuire à ceux qu’il juge inutiles à son ascension, sans hésiter à corrompre des sources.
En 2011, le «Murdochgate» provoque un scandale en cascade, avec fermeture de son tabloïd le plus trash, «News of the World», démission du chef de la police londonienne et excuses publiques du premier ministre David Cameron. Le magnat avait mis sur écoute royaux, politiques, stars, victimes de faits divers, avant d’échoir devant une commission parlementaire. N’importe qui serait tombé. Murdoch et sa désinformation décomplexée continuent de prospérer. En plein covid, sa chaîne Fox News prétendait ainsi que le virus était une «arme biologique créée par la Corée du Nord et la Chine». Et s’il fait partie des premiers vaccinés au monde, il encourage la haine antivax et on lui doit aussi des décennies de propagande climatosceptique. «Rupert Murdoch est l’un des plus puissants entrepreneurs du doute de la planète», résume David Colon. Ouvertement raciste, homophobe et misogyne, il a néanmoins réussi à convaincre Jerry Hall, l’ex-compagne de Mick Jagger, de l’épouser en 2016, alors qu’il avait 85 ans. Mais le nonagénaire vient de divorcer de cette quatrième épouse. De ses six enfants, Murdoch n’en a formé que trois à prendre sa suite, et Lachlan, l’aîné de 51 ans, semble désormais le dauphin désigné, mais devra attendre un peu: «Pour Rupert Murdoch, il est inconcevable de prendre sa retraite et il ne fait aucun doute qu’il cherchera jusqu’à sa mort à influencer le grand public et les dirigeants politiques puisque c’est, selon ses dires, ce qu’il aime le plus.»
Rupert Murdoch, c’est:
Un livre, une série. Le dernier livre de David Colon consacré à ce Hannibal des médias. Et la série que CNN a réalisée et diffuse actuellement d’après un reportage du «New York Times Magazine».