Neuf millions d’automobilistes et de chauffeurs de poids lourds traversent chaque année le tunnel du Gothard, en direction du sud. Ce faisant, ils passent hélas à côté d’un paysage alpin unique au monde, situé dans le Val Piora, sur les hauteurs de la Léventine, et qui compte 21 lacs, 28 étangs et 14 petits marais. Ils ratent ainsi le mystère du lac de Cadagno, d’un vert émeraude scintillant. Ce lac de montagne de 423 mètres de large et du double de long fascine les scientifiques du monde entier. «Le Lago di Cadagno est composé de trois couches d’eau qui ne se mélangent pas», déclare le professeur de biologie émérite Raffaele Peduzzi (82 ans). Il est le seul du genre dans les Alpes.
Méromictique. C’est ainsi que l’on désigne cette curiosité dans le jargon scientifique. En règle générale, un lac alterne des périodes de séparation des couches d’eau et des périodes de mélange total. Raffaele Peduzzi sourit malicieusement sous son chapeau. Enthousiaste comme au premier jour, il montre les différents échantillons d’eau collectés dans les trois couches de ce lac, dont la profondeur peut atteindre 21 mètres. «Jusqu’à environ 11 mètres, le lac est composé d’une eau limpide et riche en oxygène.» Cette eau provient des ruisseaux de montagne qui s’écoulent vers le Lago di Cadagno en passant sur les roches granitiques cristallines du massif du Gothard et du col du Lukmanier. Grâce au granit, l’eau ne contient que de très faibles quantités de sels. Elle offre un milieu de vie idéal aux poissons et aux planctons.
La situation est très différente dans les profondeurs du Lago di Cadagno. Ni les poissons ni les hommes ne peuvent y survivre. On y trouve uniquement des micro-organismes âgés de plusieurs milliards d’années. Au fond du lac, de l’eau jaillit de sources souterraines, à travers la dolomite poreuse du Pizzo Colombe. Cette eau ne contient pas d’oxygène, mais libère des sels minéraux sur son parcours. Elle contient des quantités particulièrement importantes de calcaire et de soufre. Dans la «zone morte», des micro-organismes transforment les sels soufrés en sulfure d’hydrogène toxique. Cette eau à forte teneur en sels est plus dense que l’eau douce de la première couche. Elle reste donc dans le fond et ne se mélange jamais à la couche supérieure.
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Heureusement pour les poissons, il existe une troisième couche d’eau: une couche intermédiaire située entre la première couche avec de la vie et la troisième couche «mortelle». «A environ 12 mètres de profondeur, on trouve un tapis de bactéries de 1,5 mètre d’épaisseur», déclare Sandro Peduzzi. Le fils de Raffaele est lui-même hydrobiologiste. En tant qu’ingénieur environnemental, il est responsable de la renaturation des eaux dans le Tessin. «Ces bactéries très anciennes sont les premiers organismes sur Terre qui ont été capables d’utiliser les rayons du soleil pour la photosynthèse», explique-t-il. En résumé: des myriades de bactéries sulfureuses filtrent le sulfure d’hydrogène toxique et assurent ainsi la survie des poissons et autres organismes vivants dans la première couche. Leurs pigments photosynthétiques confèrent à l’eau sa couleur rose-rouge. Grâce à cette photosynthèse, les poissons disposent d’énormes quantités de nourriture. Les pêcheurs s’en réjouissent, car le rendement de 30 kilos par hectare est presque dix fois supérieur à celui d’autres lacs de montagne.
Un océan primitif moderne
Raffaele Peduzzi a percé le secret de ce lac dans les années 1980. Depuis lors, les scientifiques du monde entier s’intéressent à ce phénomène rare. Il existe plus de 400 publications sur le sujet. Des scientifiques danois ont découvert que le Lago di Cadagno réunit exactement les conditions qui existaient au moment de l’apparition de la vie sur Terre, il y a 0,5 à 3,5 milliards d’années. Ce lac est une forme moderne de l’océan primitif. «L’analyse des populations microbiennes dans le fond du lac et dans les différentes couches permet de voyager dans le temps jusqu’aux étapes importantes de l’évolution de la vie sur notre planète», déclare Sandro Peduzzi. Malgré le récent rejet de l’initiative sur la biodiversité, ce petit lac du Tessin et sa microbiodiversité montrent à quel point elle est importante: «Le Lago di Cadagno et ses organismes forment un écosystème qui nous aide à comprendre l’histoire de la vie sur Terre.»
Des chercheurs et chercheuses franco-suisses ont découvert que la boue putride au fond du lac se transforme en précurseur du pétrole. Les scientifiques font sans cesse de nouvelles trouvailles. Sandro Peduzzi a récemment déniché trois espèces inconnues de bactéries sulfureuses. Il a baptisé l’une d’entre elles «Thiocystis cadagnonensis».
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Apprendre de la nature
Raffaele Peduzzi et Reinhard Bachofen, de l’Université de Zurich, sont à l’initiative du Centre de biologie alpine sur les rives du Lago di Cadagno. Ce centre a été fondé en 1993 par le canton du Tessin en collaboration avec les universités de Genève et de Zurich ainsi qu’avec le Fonds national suisse. Des étables datant du XVIe siècle ont été transformées pour accueillir des amphithéâtres, des laboratoires, une bibliothèque et des dortoirs avec 58 lits. «Des professeurs, des étudiants et étudiantes et des scientifiques y travaillent tous les jours», déclare Samuele Roman. Le collaborateur scientifique admire ce lac mystérieux et les montagnes: «Je travaille dans le plus beau bureau du monde!» Il existe aussi une sortie pour les scientifiques amateurs: dans une forêt de pins qui longe le barrage de Ritom vers le Lago di Cadagno, un sentier pédagogique permet de découvrir toute la diversité de la nature, avec 1732 variétés de plantes et 780 espèces d’animaux, mais aussi d’en apprendre plus sur l’histoire culturelle de la région (Nietzsche et Einstein y ont laissé des traces). Un des funiculaires les plus raides du monde permet de rejoindre le lac de barrage de Ritom à partir de Piotta. Raffaele Peduzzi souhaite rendre la science accessible à un large public: «L’éducation au respect de la nature est centrale pour l’avenir de notre planète.»