Le jogging a détrôné le jean dans les placards. Qualifier cette destitution de définitive serait hasardeux quand on connaît le côté cyclique de la mode, mais, lorsqu’on regarde autour de soi, à la sortie des collèges, dans les trams, les rues, les cafés, la rue, le jogging est partout. On le trouve à tous les prix et dans toutes les enseignes, celles de la «fast fashion», des marques du segment médium, comme des marques de luxe.
C’est devenu l’uniforme des jeunes, comme l’explique Ibrahim, collégien genevois de 17 ans. «La journée, je ne porte que des trainings. J’en ai plein. Je les change tous les jours, parce qu’il faut être propre. Je ne porte des jeans que pour aller en boîte de nuit ou dans des soirées. Comme marque, je porte des Nike et des Adidas. Pas à cause de l’image des rappeurs, c’est juste parce que c’est plus confortable. Vous devriez essayer!» dit-il en riant avant de repartir avec sa bande de potes, tous vêtus de joggings.
Et il n’y a pas que les jeunes qui ont craqué: les adultes aussi. Comme ce client d’un palace lausannois qui émerge de la porte à tourniquet en jogging rouge écarlate porté sous un blouson bleu arborant les logos d’Adidas et de Gucci ensemble. Il ne comprend pas la question et il s’enfuit en disant: «No, no, I don’t do jogging!» («Non, non, je ne fais pas de jogging!»). On comprend qu’il ne fasse pas de sport avec son pantalon créé par l’ex-directeur artistique de la maison italienne pour l’automne-hiver 2022-2023: outre le fait que toute la collection est sold out, l’objet valait environ 1100 francs.
Dans son mémoire de bachelor, Julie Chauland, étudiante à la HEAD, à Genève, s’était interrogée sur la frontière entre l’intime et l’apparence publique et émet une hypothèse intéressante. «Le jogging est passé de vêtement d’intérieur à vêtement que l’on assume à l’extérieur parce que la frontière entre l’espace privé et public est brouillée. Avec l’arrivée d’internet et de la webcam dans les maisons, on a invité le monde extérieur à venir chez soi et inversement.»
Signé la pandémie
Mais l’événement qui a porté un coup non pas fatal mais violent au jean, c’est la pandémie de covid qui a frappé la planète dès 2020. «Elle a complètement fait basculer notre vision du costume de travail, souligne Julie Chauland. Avec le télétravail, les réunions en visioconférence, on a tenu à conserver une certaine image professionnelle tout en gardant en tête l’importance de son bien-être. Les gens ne veulent plus se sentir contraints physiquement.
Cela a eu une influence sur les vêtements. On a vu émerger de plus en plus d’alternatives, des trainings chics, des pantalons de travail en trompe-l’œil avec une ceinture élastique fermée comme un jogging. Depuis un an, je travaille dans une grande enseigne de mode à Genève où l’on habille beaucoup de femmes d’affaires et ces clientes recherchent des pièces qui soient en maille stretch, tout en apportant une touche de sérieux. C’est comme si elles essayaient de tricher avec le «dress code». Le confort est devenu une priorité au détriment des apparences.» Que celui ou celle qui n’a pas assisté à une réunion Zoom avec une chemise ou un pull porté sur un jogging hyper-confortable et invisible se lève…
«Cette tendance vient de loin: du XIXe siècle, avec l’invention du rugby, du football, du tennis en Angleterre, explique Martine Lecamus, historienne et sociologue de la mode. Ces sports n’existaient pas auparavant. Il a fallu inventer des vêtements spécifiques pour ces activités. Dans les années 1940, on a vu arriver les Américains avec des vêtements sportifs. Plus tard, les tenues de sport pour femmes se sont beaucoup féminisées grâce au créateur Jean-Charles de Castelbajac, qui a dessiné les tenues que portait Farrah Fawcett dans la série «Drôles de dames» au milieu des années 1970. Puis il y a eu l’influence des rappeurs. Cette évolution vers le sportwear s’est effectuée par étapes et répondait aussi aux recommandations médicales qui enjoignaient de faire du sport pour entretenir sa santé. Avec le covid et le télétravail, les gens ont commencé à s’habiller différemment pour rester à la maison; tous ces vêtements confortables vont perdurer.»
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Le déclin du jean s’est lui aussi fait par étapes et, depuis une décennie, il perd régulièrement des parts de marché. De nombreuses marques n’ont pas pris la mesure du pouvoir grandissant à la fois de la «fast fashion» et du sportwear, comme ce fut le cas de True Religion Apparel Inc, qui était LA marque que portaient toutes les célébrités du monde du cinéma et de la musique. Elle était même citée dans les chansons de certains rappeurs, notamment «True Religion Fein» de Chief Keef et «T.R.U.REALigion» de Chainz. En mai 2013, la firme d’investissement TowerBrook Capital Partners l’avait rachetée pour la somme de 835 millions de dollars! Se sont ensuivies une faillite, puis une banqueroute. La marque essaie de se relever grâce à un partenariat avec Supreme, mais ne retrouvera jamais sa superbe. Cette histoire résume assez bien le déclin de la religion du jean, qui a perdu ses adeptes au profit du jogging.
Le jean, devenu tyran
Cette place de choix, le pantalon de training la doit tout d’abord, comme toute la mode «streetwear», aux rappeurs américains ainsi qu’aux personnalités de la téléréalité, comme Kendall Jenner ou Kim Kardashian. Au jour où l’on écrit ces lignes, celle-ci affiche 346 millions d’abonnés sur son compte Instagram, ce qui fait beaucoup de gens sous son influence. Le 1er février dernier, elle postait une photo d’elle en jogging gris avec des Adidas Yeezy 700 V2: environ 1,6 million de personnes l’ont likée. De quoi relancer la vente des joggings gris tout autour de la planète et le désir pour les sneakers créées en collaboration avec le rappeur Kanye West, à en croire les commentaires. Le contrat du rappeur avec le géant de la basket avait été dénoncé en octobre 2022 après sept ans d’une fructueuse collaboration, or la firme allemande semble être entrée en pourparlers avec l’artiste. Ce qui prouve qu’un rappeur, même destitué, a aujourd’hui plus d’influence qu’une marque née en 1949.
Il est loin, le temps où Karl Lagerfeld déclarait que «les pantalons de jogging sont un signe de défaite. Vous avez perdu le contrôle de votre vie, donc vous sortez en jogging.»* L’homme au catogan, qui avait réussi à perdre 42 kilos pour pouvoir entrer dans les jeans «skinny» signés Hedi Slimane pour les collections Dior Homme, savait ce que contrôle veut dire. Mais ce contrôle-là, après la pandémie qui a valu à de nombreuses personnes de perdre leur job, leur entreprise, leur santé ou leurs illusions, plus personne n’en veut.
Tous les baby-boomers et la génération X se souviennent d’avoir vécu des moments inconfortables, couchés dans leur baignoire remplie d’eau, pour essayer de remonter la fermeture éclair de leur paire de jeans trop serrée. Le denim est une matière dure, robuste. C’est dans ce tissu que l’on confectionnait les pantalons des marins à Gênes, en Italie. Le nom de la ville lui a d’ailleurs donné son nom: jean. Dans les années 1850, Levi Strauss a créé un pantalon de travail taillé dans cette toile destinée aux mineurs d’or. Par un glissement dont l’histoire du vêtement a le secret, ce pantalon de travail est devenu à la mode dans les années 1950. Il a des choses en commun avec le corset, qui lui aussi oblige le corps. On rentre dans ses jeans, ou pas.
En revanche, on enfile un jogging. Le pantalon de training est prêt à être porté. Et même si, à force d’être porté justement, il bâille un peu aux fesses, tout le monde préfère ce doux emmitouflement à la punition immédiate du jean qui ne pardonne pas le moindre demi-kilo en trop. Ce symbole américain d’une liberté exportée est devenu un tyran des placards. Pas étonnant qu’il en soit détrôné en période de pandémie par un vêtement plus doux, plus cosy, qui embrasse tout, même nos excès.
Un éternel recommencement
La mode ressemble au balancier d’une immense horloge: elle va, elle vient, elle part des ateliers pour arriver dans la rue, ou l’inverse, cela dépend de l’air du temps. Mais quand le jogging a commencé à apparaître sur les podiums pendant les «fashion weeks» et que des marques de luxe comme Balenciaga, Louis Vuitton ou Hermès les ont fait défiler sur des mannequins ou les vendent avec une étiquette à quatre chiffres, on a compris que toutes les marques de «fast fashion» allaient en inonder le marché et les vestiaires des jeunes, comme de leurs mères. Et même si Hedi Slimane continue à dessiner inlassablement des pantalons «skinny» en cuir noir et des jeans pour la collection masculine printemps-été 2023 de Celine, comme il l’a toujours fait pour toutes les maisons où il est passé (Dior et YSL), il a osé deux ou trois joggings chics, dans une tentative de reconnexion à la réalité.
Mais la rue s’en moque: cela fait plusieurs saisons que les créateurs de mode ne sont plus des prescripteurs. Les stars de la musique et des réseaux sociaux les ont remplacés. Ce sont eux qui font les tendances d’aujourd’hui. D’où la récente nomination de Pharrell Williams à la direction artistique de Louis Vuitton Homme: on attend qu’il crée un univers autour d’une marque, et pas uniquement des vêtements. La mode n’est plus une histoire de création, mais de communication. Pour l’instant. Quant au jogging, qui règne à tous les échelons de la société, il a le présent et le futur pour lui.
*«Le monde selon Karl», de Jean-Christophe Napias et Patrick Mauriès, Ed. Flammarion, 2013
>> Pour aller plus loin: «Le stiff et le cool. Une histoire de maille, de mode et de liberté», de Nicole Parrot, Ed. NiL, septembre 2002.