Les prévisions de MétéoSuisse n’y changeront rien. L’atmosphère sera à coup sûr chaude bouillante à Monthey le 24 mars prochain. Et pour cause, ce soir-là, au stade du Dragon, à Porto, le Portugal et la Turquie s’affronteront pour obtenir le droit de rencontrer l’Italie ou la Macédoine du Nord cinq jours plus tard, ticket pour la Coupe du monde au Qatar en jeu. Porto, Turquie, Coupe du monde, quel rapport avec Monthey, vous demandez-vous? Vous allez comprendre. Sur le coup de 20 h 45, sauf blessure, non-sélection ou impondérable de dernière minute, un enfant de la cité chablaisienne pénétrera sur la pelouse lusitanienne. Côté ottoman.
Un joueur au parcours un brin sinueux mais à l’histoire digne d’un conte de fées. Jugez plutôt. Berkan Kutlu, 24 ans le 25 janvier, 1 m 86 et 80 kg de muscles, né à Monthey et formé au club local, où il évoluait encore en 2018, a passé en moins de quatre ans de la 2e ligue interrégionale au rang de titulaire d’un des plus grands clubs d’Europe, Galatasaray, et de joueur de l’équipe nationale turque. Une trajectoire incroyable, pour ne pas dire surréaliste. Pour le commun des footeux, en tout cas. Pas pour lui.
«Malgré des bas parfois très bas, j’y ai toujours cru. Devenir footballeur professionnel a été une obsession depuis le premier jour où j’ai tapé dans un ballon», lâche-t-il, sur ce ton placide qui sied aux gens sûrs de leur force et de leurs convictions. Rencontré à Istanbul quelques jours avant que «Galata» ne termine en tête de son groupe de qualification de l’Europa League devant la Lazio de Rome et l’Olympique de Marseille, le «phénomène» nous raconte à la première personne comment son rêve d’enfant est devenu réalité.
Devenir pro était une partie de mon rêve, en fait. L’autre était d’évoluer un jour à Galatasaray et avec l’équipe nationale turque. La Suisse m’a beaucoup donné et je lui en suis extrêmement reconnaissant. Les résultats de la Nati me réjouissent énormément, d’ailleurs. J’ai travaillé avec Murat Yakin, je suis hyper-content pour lui. L’attachement est là. Ma famille vit à Monthey, mon frère Burak joue au club et j’ai beaucoup d’amis là-bas. Seulement voilà, mon cœur a toujours battu pour la Turquie. Des gens pensent parfois que l’Association suisse de football (ASF) a manqué de vigilance à mon égard. C’est vrai qu’une fois dans l’élite elle ne m’a pas courtisé. Mais je dois avouer que, de mon côté, je n’ai jamais cherché le contact. Parce que, au fond de moi, c’était clair. Il faut dire que mes parents, originaires de la région d’Antalya, m’ont éduqué avec l’amour du pays et du maillot de Galatasaray.
Depuis mon enfance, avec mon père, nous avons essayé de ne jamais rater un match de notre club favori. Après ses rares défaites, j’étais inconsolable. Je pleurais des heures dans ma chambre, que j’avais transformée en musée à la gloire du club. Tout était rouge et jaune. Y compris mes draps et les rideaux! Je vivais, que dis-je, je respirais Galatasaray. Au centre de préformation de l’ASF, à Payerne, que j’ai intégré à l’âge de 14 ans, mes copains rêvaient de jouer au Real, au Barça, à Manchester. Moi, c’était à Galatasaray et avec l’équipe de Turquie. Pour m’endormir le soir, j’imaginais que je jouais à Galata, qu’on perdait et que je retournais le match.
Alors imaginez mon émotion lorsque je suis entré pour la première fois en tant que joueur sur la pelouse du Nef Stadyumu, à Istanbul. C’était le 19 octobre 2020. J’étais dans l’équipe adverse, Alanyaspor. En fait, c’était la première fois de ma vie que j’entrais dans ce stade. Quand j’ai vu mon nom et ma photo sur le tableau électronique, je n’arrivais pas à y croire. Un truc de ouf! Et je ne vous parle pas du jour où j’ai entendu pour la première fois les supporters de Galata scander mon nom ou encore de celui où je suis entré à la boutique et que j’ai vu mon maillot parmi ceux de ceux qui sont devenus mes coéquipiers.
J’ai vraiment eu l’impression que la fiction dépassait la réalité. Jusque-là, c’était en effet comme supporter que je franchissais cette porte. Mais je reviens au 19 octobre. Un match à huis clos, pandémie oblige. J’entre en deuxième mi-temps et qu’arrive-t-il? Je fais la passe du but qui terrasse Galata à la 95e minute. Incroyable. Remarquez, c’est peut-être l’épisode qui a définitivement convaincu le club de racheter mon contrat à Alanya pour 4 millions de francs et qui nous lie désormais jusqu’en 2026.
Aujourd’hui, c’est le Berkan joueur et non plus supporter qui rallie quotidiennement le stade. Avec tout ce que cela suppose d’honneur mais aussi de responsabilités et de performances à fournir. Je ne parle donc plus de rêves mais d’objectifs. Nous qualifier pour la Coupe du monde, remporter des titres avec Galata pour rentrer dans l’histoire du club. Certes, nos résultats, en championnat en particulier, ne sont pas terribles pour l’instant. Ce sont les aléas du foot. Aucun club ne peut se maintenir en permanence au sommet. Des périodes difficiles, j’en ai connu pas mal. Lors de mes deux passages au FC Sion notamment, avec les U18 puis avec les U21. Si lors de ma première expérience je n’étais clairement pas prêt, la seconde me laisse un goût plus particulier.
J’ai consenti énormément de sacrifices pour tenter d’accéder à mon objectif de jouer à Tourbillon. Les voyages quotidiens en train pour aller à l’école de commerce à Martigny puis pour rallier le centre d’entraînement, à Riddes. Les retours à Monthey en milieu de soirée, les devoirs jusqu’à tard, etc. Mais j’acceptais. J’étais prêt à tout pour y arriver. Mais alors que je pensais toucher au but, il y avait chaque fois un grain de sable qui grippait la machine. Un entraîneur était prêt à m’accorder sa confiance mais voilà qu’il se faisait virer trois jours avant. Finalement, j’ai joué quatre minutes contre Servette et 65 minutes contre Bâle. En tout et pour tout. Un souvenir m’est particulièrement resté en travers de la gorge. En août 2019, on joue à Allschwil, une 2e ligue inter, en Coupe de Suisse. Je suis sur le banc avec Frederico Da Costa, un autre U21. On gagne 10-0. Stéphane Henchoz fait entrer Frederico mais pas moi. Mets-toi à la place d’un joueur de 21 ans qui bosse comme un fou, qui vient de 2e ligue inter et qui croit intégrer les pros...
C’est de l’histoire ancienne. Je n’en veux à personne. Au contraire, le FC Sion m’a offert l’opportunité de passer pro en 2018 puis m’a proposé une prolongation en 2020 et, en cela, je lui suis reconnaissant. Malheureusement, on ne s’est pas compris. Personnellement, dès mon retour au club en 2018, j’aurais souhaité intégrer totalement la première équipe. A commencer par le camp d’entraînement de Crans-Montana. Ce que le FC Sion n’a pas voulu. Bref. On s’est finalement séparés et je suis revenu à Monthey. Le cœur gros. J’ai mis du temps à me relever. Heureusement, j’avais depuis 2016 dans mon entourage celui qui, aujourd’hui encore, est mon coach de vie. L’homme qui m’a inculqué une vision et une mentalité totalement différentes.
Quand je l’ai connu, il m’a dit: «Berkan, joue chaque minute comme si c’était la dernière. Et sois toujours prêt. Travaille. Entraîne-toi avant l’entraînement officiel, entraîne-toi les jours de congé et tu y arriveras.» Et il a eu raison. D’autres personnes se sont jointes à lui, pour finalement créer une vraie équipe. Aujourd’hui, ce n’est pas ma réussite mais notre réussite. Je ne suis que la partie visible de ce staff qui m’entoure. Et puis, pour m’en sortir, j’ai aussi cherché l’inspiration. Je l’ai trouvée auprès de personnalités comme Michael Jordan et Kobe Bryant, qui sont mes idoles aujourd’hui. J’ai tout lu sur eux, tout écouté, mis en pratique leurs conseils et leur expérience. Cela m’a amené à Antalyaspor et maintenant à Galatasaray. Si, à mon tour, mon parcours pouvait inspirer ne serait-ce qu’un seul gamin, à Monthey ou ailleurs, je serais le plus heureux des hommes. Mon message? Si je le fais, tu peux aussi le faire…»