Cela fait quarante ans qu’elle étudie et enseigne le climat, sa complexité, ses relations avec l’espèce humaine et, bien sûr, son changement dramatique en cours. Son premier livre, publié à compte d’auteur en 1986, relevait le défi ludique de mesurer la pertinence scientifique des innombrables dictons populaires sur le temps qu’il fait ou qu’il va faire. Mais face au réchauffement en cours, la climatologue, professeure à l'Université de Neuchâtel et à l‘Institut fédéral de recherches WSL, ne pratique que la pensée rationnelle.
- Commençons par cette COP28 dont le communiqué final est censé être positivement historique. Vous partagez cet enthousiasme?
- Martine Rebetez: Ce résultat a montré que le lobby pétrolier a reculé d’un pas. Mais cela montre surtout le temps qu’il faut (plus de trente ans) et le coût pour l’humanité de chaque avancée.
- Repassons ensemble l’histoire du débat climatique telle que vous l’avez vécue. Quand est-ce que, hormis quelques précurseurs visionnaires, cette question a-t-elle pris une ampleur planétaire?
- Les discussions dans la communauté scientifique se sont intensifiées dans les années 1980. Les médias ont commencé à s’y intéresser au début des années 1990. Pour le public suisse, cela a débuté avec certains hivers exceptionnellement doux à la fin des années 1980. L’hiver 1989-1990 avait été particulièrement peu enneigé, surtout par manque de précipitations mais aussi par la hausse de la température.
- Ce questionnement scientifique et ce début de médiatisation, dans quelle ambiance avaient-ils eu lieu?
- Au début avec de l’intérêt et de la curiosité, mais la controverse s’est manifestée dès les années 1990, lorsqu’il a été question de réduire les énergies fossiles. Car l’offensive de la désinformation a très vite été menée. Nous devions régulièrement, en tant que scientifiques, répliquer à de nouvelles théories abracadabrantesques prétendant discréditer l’évidence et nos modèles qui désignaient sans équivoque les émissions de carbone d’origine humaine comme cause de ce réchauffement.
- Une désinformation organisée?
- Oui, c’était le lobby du pétrole qui était à la manœuvre. De notre côté, il y avait encore de la naïveté et de la surprise il y a trente ans. L’origine de cette désinformation ne nous était pas apparue clairement dans un premier temps. C’est au fil des années que nous avons compris qu’il s’agissait d’une démarche de communication professionnelle du même type que celles mandatées et pilotées durant des décennies par l’industrie du tabac, de l’amiante ou encore dans le débat sur la couche d’ozone. Ce dernier exemple est un cas de figure particulièrement frappant: la désinformation avait cessé subitement, comme par magie, dès qu’un substitut aux CFC, ces gaz de synthèse qui endommageaient la couche d’ozone, avait été inventé!
- Où en est cette désinformation climatique aujourd’hui?
- Elle cible désormais principalement les moyens de réduire la consommation d’énergies fossiles et moins les connaissances climatiques. Ce qui est aussi différent actuellement, c’est qu’une partie de la société civile s’est emparée de la question climatique pour agir en s’appuyant sur la science. Cet engagement citoyen s’efforce de contrebalancer l’influence et les moyens énormes du lobby pétrolier. La lutte reste disproportionnée face à ces lobbys, mais il faut absolument la poursuivre. La victoire sera forcément au bout du chemin, la question c’est seulement de savoir quand.
- Le principal responsable de ce réchauffement avait-il été désigné dès le début du débat? Il s’agissait bien des émissions de carbone provenant de la combustion du pétrole, du charbon et du gaz?
- Cela était bien connu, même avant que les émissions prennent des proportions problématiques. Mais dans les années 1990 encore, la grande variabilité des températures et des précipitations d’une année à l’autre nous imposait de la prudence pour attester du réchauffement effectif. Et puis nous n’imaginions pas que le réchauffement s’accélérerait à ce point ni surtout que les émissions de carbone augmenteraient dans de telles proportions. Dans les années 1990, il y avait eu les accords de Kyoto, qui avaient décidé d’une réduction d’émissions de CO2 de 8% d’ici à 2012. Or que s’est-il passé? Ces émissions qui s’accumulent chaque année dans l’atmosphère ont au contraire augmenté de 50% en trente ans! Personne n’avait imaginé une évolution aussi délétère.
- Alors, faut-il baisser les bras face à cette inconscience collective?
- Certainement pas. Ce défaitisme est d’ailleurs un des axes actuels de la désinformation pétrolière qui s’efforce de nous fait croire que tout est fichu, qu’il faut profiter de consommer encore quelques années sans entraves et après, advienne que pourra, la planète sera détruite ou il y aura un miracle technique.
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- L’inertie globale du monde, des dirigeants politiques et économiques, face à l’urgence des transitions, notamment énergétique, à mener, vous l’expliquez avant tout par la pression des intérêts pétroliers?
- Cette inertie a certes de multiples causes et il n’est pas simple de réorienter le fonctionnement des sociétés. Mais oui, la principale d’entre elles est bel et bien l’argent du pétrole. Cette industrie représente des intérêts colossaux. Sinon comment expliquer qu’un pays comme le nôtre, qui paie chaque année 12 milliards de francs à l’étranger pour financer pétrole et gaz, maintienne cette dépendance dangereuse? Cela coûterait nettement moins cher de produire l’énergie dont nous avons besoin avec le solaire notamment. Mais les forces du lobby du pétrole sont très actives partout dans le monde, notamment auprès de notre parlement.
- Comment riposter à ce lobbying et à cette inertie?
- Il est par exemple utile de rappeler que l’argent du pétrole finance des pays souvent autoritaires et qui font souvent la guerre. Les énergies fossiles tuent tous les jours, et pas seulement avec leurs émanations polluantes. Il est indispensable d’agir, individuellement mais surtout en commun, à tous les niveaux, international, national, cantonal, communal. De ce point de vue, la Suisse est sur la bonne voie, même si elle avance beaucoup trop lentement.
- Une mesure politique à prendre rapidement en Suisse?
- Il y a urgence à agir pour la mobilité. Une mesure forte consisterait à renoncer à la vente de voitures neuves à moteur thermique à brève échéance. Parce que les véhicules à essence achetés en 2024 continueront de rouler jusqu’en 2035 ou 2040. Mais une telle décision ne peut être prise qu’à un niveau national, et même international, et avec le soutien d’une population bien informée. Les politiques doivent être claires pour permettre aux entreprises de bien négocier le virage et à la population de maintenir une belle qualité de vie.
- En tant qu’enseignante à l’Université de Neuchâtel, comment percevez-vous l’état d’esprit des jeunes face à ce futur anxiogène?
- Je vois une grande motivation à se former pour participer à l’évolution de la société, pour contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et à l’adaptation aux changements climatiques. Quelles que soient la formation et l’activité choisies aujourd’hui, les enjeux climatiques feront partie de leur activité professionnelle. Les jeunes se forment et agissent pour contribuer à un changement de société choisi et non subi. Les côtoyer au quotidien est une grande chance pour moi.
(Comment) vivre avec de l’éco-anxiété
>> A lire: «La Suisse se réchauffe. Effet de serre et changement climatique» de Martine Rebetez, Ed. Savoir suisse. Cinquième édition actualisée.